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Dieu hors-la-loi

Le jeudi 13 mars 2003.

Le vendredi 28 février, mon regard est attiré par la une du journal Libération : « Dieu candidat à l’Europe » et, à l’intérieur, le titre : « Dieu est-il constitutionnel ? »

Un débat est actuellement en cours pour rédiger la future Constitution européenne, dont l’article 2 consacré aux valeurs de l’Union est source de propositions d’amendement les plus diverses voulant introduire la notion religieuse comme une notion culturelle fondatrice de l’Europe. Actuellement, le projet d’article est le suivant : « L’Union se fonde sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, de l’État de droit et de respect des droits de l’homme, valeurs, qui sont communes aux états membres. Elle vise à être une société paisible pratiquant la tolérance, la justice et la solidarité [1] »

Sans entrer dans les débats sur la démocratie de Berlusconi, pour n’en citer qu’un, ou le respect de la liberté à Gènes, le Sis, le concept même d’État de droit et non pas d’état de droit, aux droits de l’homme mais pas du sans-papiers (Je suspends la liste ici), la proposition de certains constitutionnels élus « démocratiquement » d’inscrire le nom sacré de Dieu dans le texte de loi me paraît proprement liberticide.

La proposition d’amendement propose une formulation du type : « Les valeurs de l’Union comprennent les valeurs de ceux qui croient en Dieu comme source de la vérité, de la justice, du bien et de la beauté, de même que celles de ceux qui ne partagent pas cette foi et cherchent ces valeurs universelles dans d’autres sources [2]. »

Aussitôt les gardiens du bien-penser (elle est belle la formule, non ?) rappliquent, et c’est un feu d’artifice de propositions ne rejetant pas cet amendement, mais voulant l’adapter : faire mention des « racines judéo-chrétienne » de l’Europe pour Gianfranco Fini, vice-président du conseil italien, faire « une référence à la transcendance dans le préambule », pour Hippolyte Simon, évêque de Clermont, délégué de la conférence des évêques de France à la commission des épiscopats de la Communauté européenne, mettre « l’accent sur la notion vitale [!] de transcendance pour tout être humain » pour Haïm Korsia, secrétaire du grand rabbin de France. L’archevêque Glemp voudrait même que la Constitution comporte la notion de « droit naturel », nom de code de l’interdiction de l’avortement et dogme théologique ; le Vatican, en tout cas, demande que le texte fondateur de l’Union prenne en compte les « racines chrétiennes » de l’Europe. On peut se demander si les tentatives de rapprochement entre le Vatican et les Églises orthodoxes ne masquent pas en réalité une volonté d’organiser une hégémonie religieuse en Europe… De plus, l’Europe est avant tout une entité économique. Qu’est-ce que la religion a à voir avec l’économie ? Certes, les schémas selon lesquels le patron a la prééminence sur l’ouvrier, et celui selon lequel Dieu est supérieur aux hommes sont assez proches (l’existence du premier patron, Dieu, pouvant seul animer le second, l’ouvrier, l’homme, dans un lieu conçu par Lui. Il s’ensuit que Dieu, le patron est supérieur à l’homme, à l’ouvrier, et que l’inférieur doit respect et soumission à son supérieur, l’existence antérieure et continuelle de celui-ci étant la garantie de l’existence de celui-là). On peut également s’interroger sur la place de l’Opus Dei.

Admettons que les valeurs universelles qu’il faut défendre soient la vérité, la justice, le bien et la beauté. Est-il pour autant nécessaire de vouloir leur imposer une essence divine ayant pour but la transcendance ? La transcendance est en effet le moment, nécessairement hors du temps, où l’homme rejoint le divin. Que ces valeurs viennent de Dieu et qu’elles aient pour but la transcendance signifie ceci : l’homme vient de Dieu, il s’en est éloigné et a perdu les valeurs qui le rapprochait de Lui, la reconquête de valeurs essentiellement divine lui permet de revenir vers Dieu. Comment y arriver ? Chaque religion nous propose sa recette. L’émancipation de l’individu est en effet comprise par elles comme la conquête de l’harmonie avec Dieu. L’utilisation d’un langage philosophique, le Vrai, le Juste, le Beau, le Bien étant pour Platon des Idées, source de sagesse et donc de liberté, est en effet une caution de respectabilité, d’honorabilité et de… vérité pour elle.

La pseudo-liberté de croyance et de respect des autres formes de croyance ne doit pas nous tromper. Les propositions « Dieu est source de valeurs » et « d’autres sources peuvent cependant apporter ces valeurs » affirment tout autant le principe d’antériorité et de supériorité d’un principe transcendant que la proposition « Dieu est le sauveur ». Si Dieu est antérieur, supérieur, source de toutes choses et de transcendance, alors tout ce qui est, potentiellement ou effectivement, a Dieu pour origine et est donc sacré, voire intouchable. On devine la suite, l’interdiction de l’avortement étant une conséquence logique de ce raisonnement.

L’inscription dans la Constitution européenne de telles idées ne pourrait que favoriser ou renforcer, à terme, mais cependant pas forcément de façon institutionnelle, la constitution d’un ordre moral fort et oppressant. C’est pourquoi il faut refuser la notion de Dieu comme source de toute chose et la notion de transcendance divine.

J’affirme, et n’engage que moi, que le vrai, le juste, le bien et le beau se trouve en chaque individu. Pareillement, j’affirme qu’il n’y a pas de source aux valeurs du vrai, du juste, du bien et du beau, que ces valeurs sont intimement liées et qu’elles sont l’expression détaillée d’une condition humaine dont l’expression peut se retrouver par l’expérience et l’utilisation de la raison. En bref, le vrai, le juste, le bien et le beau sont des concepts raisonnables et non pas transcendantaux. La quête de ces concepts est un but en soi et non pas l’étape d’une quelconque transcendance car elle consiste à se connaître soi-même et à s’émanciper de toute influence extérieure, à toute oppression, à tout ordre, moral ou institutionnel. Une telle quête ne peut s’effectuer en compagnie d’un quelconque dieu ou d’un quelconque maître, car la liberté est individuelle avant d’être collective, la liberté de tous est la garantie de la liberté de chacun.

C’est pourquoi une société ne doit pas s’identifier à une tradition religieuse ou mystique. Qu’une religion ait laissé l’empreinte de ses griffes sur le monde certes, mais que celle-ci veuille à tout pris emporter sa proie et légiférer sur son sort, c’est ce à quoi nous ne nous résignerons jamais !

Clément, groupe de Montreuil


[2Proposition soutenue par le PPE (Parti populaire européen) et proche du texte du préambule de la Constitution polonaise, État placé sous le régime du concordat avec le Vatican et où, du coup, l’avortement est réprimé, où l’Église a accès gratuitement aux médias…