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Nous autres

initiative pour la création d’un espace pour vieux et vieilles libertaires
Le jeudi 23 octobre 2003.

C’est bien connu, leur vie durant, les libertaires aiment être sur le front de toutes les révoltes et de tous les espoirs. En première ligne. Poitrine dépenaillée. Le regard dans les étoiles. Le poing levé contre tous les intolérables. La main tendue à toutes les solidarités. Bras dessus, bras dessous avec leurs frères et sœurs de révoltes et d’espoirs. Avec leurs camarades. Avec leurs ami(e)s. Avec…

C’est moins connu, les libertaires sont, aussi, comme tout le monde. Et au fur et à mesure qu’ils vieillissent, ils voient leurs forces décliner. Leurs rangs générationnels s’éclaircir. Leur fonction politique se restreindre. La mort se rapprocher. Et l’horizon de la solitude s’inviter au bal du quotidien.

La solitude ! Comme tout le monde, en effet, les vieux libertaires y ont droit.

à petits pas, en petits tas, ils se racornissent. Se ratatinent. Se rabougrissent. Rabâchent. Radotent. Un pied dans le purgatoire de l’indifférence des jeunes générations libertaires à leur égard. L’autre dans l’enfer des prises en charge familiales ou institutionnelles.

Combien en avons-nous vu de ces vieux copains et de ces vieilles copines, abandonnés au bord de la route, pieds et poings liés par leur décrépitude, enchaînés à des solidarités familiales de hasard, vendus à des maquignons institutionnels, trop fiers pour demander quoi que ce soit à ceux qui poursuivent le combat de toute leur vie, mais qui ont le regard qui s’embue à la moindre visite un tant soit peu politique ?

Oh, certes, tout cela n’est pas nouveau sous le soleil, et — mais c’est bien sûr — après la révolution il devrait en aller tout autrement.

Reste que… !

Reste que la situation d’abandon où se trouvent par trop souvent nos vieux et nos vieilles camarades est inacceptable. Que si la révolution sociale ça consiste à lutter pour un autre futur, ça consiste aussi à se battre pour un autre présent. Et que l’émancipation des libertaires sera toujours l’œuvre des libertaires eux-mêmes.

Dans ces conditions, parce qu’il vaudra toujours mieux allumer une seule et minuscule bougie que de maudire sans fin l’obscurité, et parce qu’il est des bougies d’exemplarité qui sont susceptibles, comme un phare, d’illuminer le monde que nous appelons de nos vœux, « nous autres », c’est-à-dire une poignée de libertaires de tous âges, de tous sexes, de toutes tribus et de toutes « confessions », avons décidé de lancer cette initiative pour la création d’un ou de plusieurs espaces pour vieux et vieilles libertaires.

Notre propos, autant le dire clairement, n’est nullement de chercher à créer une maison de retraite pour anars.

Sans doute l’existence d’une telle structure (à l’instar de la maison de retraite de la Libre Pensée située à côté d’Angers) permettrait-elle à nos anciens d’échapper à la solitude politique qui leur pèse tant dans leurs familles ou dans des institutions ordinaires.

Mais s’extraire d’une solitude politique pour s’enfermer dans deux autres solitudes (celle, générationnelle, inhérente à toute maison de retraite et celle, sociale, qui suinte de toute institution) s’avère fondamentalement insatisfaisant.

Si les vieux libertaires aspirent, en effet, à rester au contact de leur spécificité politique et des combats qu’ils ont menés toute leur vie, ils aspirent également, comme tous les êtres humains à côtoyer la vie (et donc les générations plus jeunes) et à rester immergés dans la vie sociale au sens large du terme.

De ce fait, une approche libertaire de la vieillesse et sa gestion sur un mode libertaire, se doivent de se méfier comme de la peste des ghettos et de toutes les logiques du découpage de la vie (qui est une totalité) en tranches.

Les avantages d’un lieu de vie pour vieux et vieilles libertaires sont multiples.

Un lieu de vie, c’est, par définition, une micro structure (donc, ne nécessitant pas un investissement énorme) évoluant au rythme du transitionnel (les séjours y sont courts). C’est un espace ouvert qui accueille des camarades le temps d’un break, d’un coup de blues ou du désir de retrouver des compagnons et des compagnes de luttes et d’idées. C’est un havre, un refuge, situé au milieu d’un environnement hostile mais c’est aussi une base militante où l’on prépare les combats présents et à venir contre cet environnement. C’est donc tout à la fois un moment d’entraide, de militance et d’autogestion généralisée.

Quelques bâtiments à la campagne. Un peu de culture. Des animaux. Une éolienne. Un four à pain. Quelques duplicateurs et autres ordinateurs. Une grande bibliothèque. Des espaces collectifs pour se substanter convivial, se réunir autogestionnaire, inviter festif et militer libertaire. Une dizaine ou une quinzaine de studios autonomes. Deux ou trois permanents techniques en charge de l’administration des choses. Une quinzaine de vieux camarades présents pour un, deux ou trois mois, le temps de… C’est largement possible !

Mieux, un tel lieu de vie pourrait tout à fait être relié à un réseau d’accueil étendant ses ramifications sur tout le territoire.

Un certain nombre d’entre nous ont des grandes et moins grandes maisons. Un mois par an, dates à leur choix, ils et elles pourraient ouvrir leur porte — et leur cœur — à un vieux ou à une vieille camarade et leur faire partager leur quotidien. Un lieu de vie, un réseau d’accueil… le challenge est assurément à portée de notre volonté.

Reste à affiner le projet. à réfléchir sur le statut juridique du lieu de vie, son financement, son mode de fonctionnement, ses limites…

Un lieu de vie, même relié à un réseau, est-il la meilleure réponse aux problèmes de nos vieux et vieilles camarades ? Ne risquent-ils pas de ne se retrouver qu’entre eux ? Et dans le réseau, ne risquent-ils pas d’être isolés dans un cocon ? Et puis, quid de ceux et de celles qui commencent peu ou prou à perdre leur autonomie et à avoir besoin d’une assistance médicale ou autre ?

Bref, un lieu de vie, fut-il relié à un réseau d’accueil, permettrait-il vraiment à la vieillesse libertaire de briser la solitude générationnelle et sociale qui ronge la vieillesse ordinaire dans les sociétés capitalistes et dans toutes les sociétés de division sociale ? Le risque n’est-il pas de déboucher à court ou moyen terme sur l’impasse d’une manière de maison de retraite juste un peu moins pire que les autres ?

D’où l’idée d’un village. D’un village libertaire. Avec de la vraie vie. Un mélange des générations. Des activités politiques, économiques et sociales…

Du sens politique de tout cela ! Soyons clairs, à travers ce lieu de vie, ce réseau, ce village… nous ne cherchons pas à aménager un îlot de liberté dans un océan d’oppression. Car, par-delà la sympathie que l’on peut éprouver pour ce genre de démarche, nous sommes de ceux et de celles qui estimeront toujours qu’on ne peut être vraiment libre que lorsque tous le sont.

Nous ne cherchons pas davantage à nous insérer dans un processus de réforme de la conception et de la gestion de la vieillesse au royaume du capitalisme et de la division sociale. Car, au-delà de la sympathie que l’on peut éprouver pour ce genre de démarche toute de recherche du moins pire, nous sommes de ceux et celles qui estimeront toujours que les prisons, avec ou sans rideau, restent des prisons.

Ce que nous cherchons à mettre en place se résume à un espace de recherche-action relatif à ce qu’il pourrait en être d’une approche de la vieillesse en société libertaire, en espérant que son insertion dans un processus de révolution sociale confère à cet espace le caractère le plus éphémère possible.

En un mot comme en cent, nous souhaitons juste construire une manière de vitrine de l’au-delà révolutionnaire permettant à la révolte et à l’espoir de se projeter dans un rêve social plus lisible et plus désirable.

Et les vieux (vieilles) pas libertaires, dans tout ça ? Pour l’heure, notre démarche se veut exclusivement affinitaire et ne concerne que les libertaires ou les révolutionnaires qui y acquiescent.

Il ne s’agit, bien évidement, pas là d’une manifestation d’ostracisme à l’encontre de qui que ce soit, ni encore moins d’une volonté élitiste ou avant-gardiste quelconque, mais d’une simple question de réalisme.

Ouvrir notre projet au tout-venant de la vieillesse nous conduirait, en effet, immanquablement (voir la maison de retraite de la Libre Pensée) à devoir passer sous les fourches caudines de la réglementation administrative et financière du moment et à boire jusqu’à la lie le calice d’une approche (commerciale, de service, de ghettoïsation…) de la vieillesse que nous refusons. Toutes choses qui videraient, irrémédiablement, le rêve de sa substance symbolique et de son exemplarité.

Paradoxe ou cohérence, avant que de se partager avec le plus grand nombre, les rêves sociaux auront toujours besoin de se construire dans l’affinité !

Combien ça coûterait tout ça ? Pour acquérir terrains et bâtiments (ou les construire) à même d’accueillir un lieu de vie digne de ce nom (une quinzaine de résidences autonomes, plusieurs grandes salles de rencontres et d’activités diverses…) et, à terme, un village (avec une ferme, une menuiserie, une boulangerie, une imprimerie, une poterie, un atelier fer, une coopérative de production et de distribution, une école libertaire…), et pour mettre la machine en route (salaires des animateurs la première année…), il nous faut, au bas mot, « un trésor de guerre » de 533 000 euros. Ensuite, pour faire fonctionner le lieu (salaires, eau, gaz, électricité…), il faudrait pouvoir disposer d’un budget de 45 000 euros par an.

Au premier abord ces chiffres ont de quoi tétaniser les habitué(e)s du trois-francs-six-sous que nous sommes tous peu ou prou. Mais à y bien réfléchir ?

Une donation en nature (ou une mise à disposition gratuite ou peu onéreuse), quelques donations en espèces sonnantes et trébuchantes, quelques apports particuliers dans le cadre d’un système de propriété mêlant le collectif et l’individuel… et le problème du « trésor de guerre » ne serait pas loin d’être résolu !

Un réseau de soutien financier (une chaîne de prélèvements automatiques de quelques centaines de souscripteurs), une mutuelle de la vieillesse libertaire forte de plusieurs centaines de mutualistes, notre capacité à générer quelque argent via l’édition de livres, brochures, affiches… l’organisation de formations, l’accueil de rencontres ou de séminaires, la production de fromages, pain, pâtés, confitures… des galas de soutien, des ventes d’œuvres artistiques… et le problème du budget de fonctionnement ne serait pas loin d’être résolu !

Alors ? Au bout du compte, ce n’est peut-être pas tant parce que ce genre de projet relève de l’impossible que nous n’osons pas nous y atteler, mais parce que nous n’osons pas aller au bout de nos rêves qu’ils deviennent impossibles.

Quoi qu’il en soit, la petite troupe de « Nous autres » est déterminée à tout faire pour démontrer (comme aimait à le dire ce vieux baroudeur de Malatesta) que les seules choses impossibles sont celles qu’on ne désire pas vraiment ! Ensemble.

Pour l’heure notre projet en est encore au stade d’une réflexion tous azimuts et du débat.

À moins d’une opportunité d’importance qu’il nous faudrait alors saisir à bras le corps et qui nous contraindrait à devoir mettre les bouchées doubles, nous nous donnons une année pour le peaufiner (une brochure finalisera le tout) et nous lancer dans l’aventure.

Si vous souhaitez participer à l’élaboration de ce projet, vous y investir à un degré ou à un autre, ou rejoindre le collectif « Nous autres », faites-le savoir au plus vite.

Bien libertairement à toutes et tous. Pour le collectif « Nous autres »

Jacinte Rausa & Jean-Marc Raynaud


1. « Nous autres », C/o Bonaventure, 35, allée de l’Angle, Chaucre, 17190 Saint-Georges-d’Oléron. Tél : 05 46 76 73 10. Fax : 05 46 76 82 60. Pour l’heure, et en espérant que la liste s’allonge de vos signatures ; Jacinthe Rausa, Jean-Marc Raynaud, Michel Negrell, Bertille Raynaud-Rosell, Franck Thiriot, Patrice Klein.