Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1344 (29 janv.-4 févr. 2004) > [Main basse sur la vie]

Nucléaire

Main basse sur la vie

des électrons libres antinucléaires
Le jeudi 29 janvier 2004.

Malgré les incidents à répétition, les catastrophes évitées de justesse et l’absence de solution au problème des poubelles nucléaires (si ce n’est les enfouir pour qu’on les oublie !), le gouvernement va bientôt statuer sur le renouvellement du parc électronucléaire en France. En dépit de la vétusté des installations, EDF a décidé, en septembre 2003, sans même attendre l’avis de l’Autorité de sûreté nucléaire, d’allonger la durée de vie des centrales de trente à quarante ans, et s’achemine vers l’adoption de l’EPR, prototype européen qui ne diffère guère des modèles précédents. L’État français apparaît encore comme le plus fidèle représentant du lobby nucléaire civil et militaire qui, désormais, dépasse les frontières de l’Hexagone pour agir à l’échelle européenne : en l’occurrence, le groupe franco-allemand Framatome-Siemens, qui vise le contrôle du marché mondial de l’énergie nucléaire.

Si les administrateurs de l’électronucléaire ne voient pas d’autre issue que la fuite en avant, c’est parce que la société capitaliste a plus que jamais besoin de puissance motrice sous forme d’électricité pour faire tourner l’immense système de production et de consommation de masse. C’est pourquoi, dans le même temps où se décide l’adoption de l’EPR surgit l’ITER, projet mondial de centrale à fusion thermonucléaire, aboutissement de vingt ans d’expérimentations (jet européen et autres machines du même genre). L’idée de pouvoir produire de l’électricité à partir de la fusion à très haute température (100 millions de degrés), avec des rendements près de 100 fois plus importants que l’actuelle fission, fait saliver les gestionnaires de l’énergie. Ils ne manquent pas de prendre prétexte de l’abondance relative du deutérium et du caractère moins radioactif du tritium par rapport aux matières fissibles comme le plutonium pour ressortir leurs « arguments » sur la source d’énergie, enfin trouvée, inépuisable, stable et propre. Indépendamment du caractère très complexe et dangereux de la technologie mise en œuvre (par exemple, le lithium prévu dans l’ITER est aussi explosif que le sodium utilisé dans Superphénix), la nouveauté réside dans le caractère supranational du projet de réacteur à fusion. Les parcs des centrales à fission furent construits et gérés dans le cadre des principaux États nationaux. Si l’ITER marque le recul de leurs prérogatives en la matière, c’est au bénéfice d’institutions supranationales, comme l’Agence mondiale de l’énergie, de bailleurs de fonds venus des quatre coins de la planète, de chercheurs de toutes les nationalités, etc., œuvrant pour le même projet centralisé de création et de distribution de l’énergie au niveau mondial. Ce qui n’empêche pas les États impliqués (les États-Unis, l’Union européenne, la Russie, la Chine, le Japon et la Corée du Sud) de chercher à tirer la couverture à eux. Pour la France, dans le dessein d’accueillir le prototype à Cadarache.

Aujourd’hui, les états sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale monopolisent l’usage de la force nucléaire, ce qui leur confère le pouvoir lié à la possession d’armes de pression et de destruction sans comparaison dans l’histoire humaine. C’est pourquoi, États-Unis en tête, ils ont encore moins l’intention d’abandonner le nucléaire militaire que le nucléaire civil, pour des raisons qui tiennent à la fois à la puissance et au prestige. Bien qu’ils ne visent plus à garantir le partage du monde, comme à l’époque de la guerre froide, ils ont plus que jamais comme objectif de le contrôler et de le soumettre en bloc. Voilà pourquoi la doctrine militaire officielle n’est plus la « dissuasion » mais le « choquer pour se faire respecter », selon la formule du Pentagone, reprise par tous les états-majors. Derrière la fable des traités de réduction des arsenaux nucléaires, voire de leur élimination sous le contrôle de l’ONU, se profile donc bien autre chose que la fin de l’aventure nucléaire. Pour les États nucléaristes, il s’agit de mettre à la ferraille des mastodontes devenus obsolètes et de s’assurer le monopole de la recherche et de la création d’armes nucléaires, thermonucléaires, etc., de moindre puissance unitaire et moins radioactives, mais dont l’utilisation massive fera des ravages et sèmera la terreur. De tels arsenaux seront plus adaptés aux théâtres d’opérations diversifiés qui caractérisent les guerres « préventives » actuelles. L’Irak a pu en faire l’expérience dès 1991, avec l’emploi de l’uranium appauvri à titre de bouclier, de cône de choc et de bombe radiologique. De même, la plupart des États ont accepté le moratoire sur l’interdiction des essais nucléaires en grandeur nature, car il ne couvre que les bombes A et H qui font appel à la fission. En revanche, il laisse le champ libre aux expérimentations plus sophistiquées menées en laboratoire : du NIF de Livermore (aux États-Unis) au laser Mégajoule de Bordeaux, on met les bouchées doubles pour préparer, à l’abri des enceintes, des bombes H de poche, utilisant le laser comme détonateur. Face à une telle frénésie nucléariste, il n’est pas étonnant que la France se soit empressée, à l’image des États-Unis d’ailleurs, de promulguer, en plein mois d’août 2003, un arrêté ministériel classant toutes les informations relatives aux matières nucléaires dans le champ « secret-défense [1] » : les peines encourues par les associations et les individus qui enfreindraient cet interdit vont jusqu’à sept ans de prison et 100 000 euros d’amende. Au nom de la sécurité de l’État, de celle des citoyens et de la lutte contre le danger terroriste ! L’argument sécuritaire sert encore à faire passer des lois d’exception. Les antinucléaires ayant le bec cloué, l’industrie peut ainsi tranquillement lancer ses machines de mort.

En misant sur les énergies « renouvelables », les Verts ont voulu jouer la carte de la contestation de l’électronucléaire au sein d’un gouvernement socialiste pronucléaire. Il suffisait selon eux d’accepter le prolongement de la durée de vie des centrales nucléaires de dix ans — donc aussi les risques d’explosion dus à leur délabrement — et de geler l’EPR le temps de roder les énergies « alternatives » qui prendraient ensuite le relais [2]… La question de l’arsenal nucléaire était, bien entendu, occultée. Au final, le parti écologiste, derrière des propositions fumeuses de « sortie négociée » de l’électronucléaire, a en réalité contribué à la perpétuation du nucléaire en général.

Évidemment, il ne s’agit pas de s’opposer aux palliatifs que des individus ou des groupes mettent en place, à échelle réduite, afin d’échapper quelque peu à leur dépendance énergétique pour leur usage domestique, mais de comprendre que les propositions « alternatives » des Verts et du réseau Sortir du nucléaire sont à la fois conservatrices et irréalisables. Elles sont conservatrices car elles procèdent de la même démarche que celle qui conduisit au nucléaire, à savoir la nécessité d’alimenter en énergie la société capitaliste, ici en diversifiant les sources d’énergie : éoliennes, solaires, etc. Au problème social posé par le nucléaire, ils opposent, en gestionnaires du système, des solutions techniciennes qui, à leur façon, participent à la dégradation de la vie. Elles sont de plus irréalistes, car elles ne constitueront, pour longtemps sans doute, que des sources annexes d’énergie. L’idée de « service public de l’électricité sans nucléaire » préconisé par les écologistes ne cache rien d’autre que l’illusion de pouvoir assurer, sous l’égide de l’État, le contrôle du marché de l’énergie qui lui échappe de plus en plus.

Nous affirmons, nous, que la sortie du nucléaire n’est pas négociable, à moins d’accepter d’enchaîner l’humanité pour quelques décennies de plus (quelques dizaines de milliers d’années si l’on compte la durée de vie du plutonium) à des pollutions irréversibles, aux risques d’accidents et aux drames humains qui en découlent : la mise en état d’urgence de la société, c’est-à-dire la militarisation de la vie sociale, le confinement et la déportation des populations et l’élimination des récalcitrants, la mort lente enfin pour le plus grand nombre. Scénario déjà vu à Tchernobyl, à Tokaï-Mura et à Long Island… Nous repoussons de même toutes les prétendues alternatives qui ne font que perpétuer et accroître la puissance du système social qui nous dépossède de notre vie et qui saccage l’ensemble de la vie terrestre. Certes, à défaut de mouvements sociaux décidés à en finir avec l’exploitation et la domination sous toutes ses formes, « la lutte contre le nucléaire » restera sans doute le pré carré de lobbies citoyennistes, préoccupés d’aménager de façon plus ou moins réaliste et durable l’univers capitaliste planétaire, et d’accéder au pouvoir ou, à défaut, à son antichambre au titre de conseillers du prince. Et, pourtant, seules de telles oppositions radicales au monde nucléarisé peuvent redonner son sens à la liberté humaine.

DELA


Ce texte a été distribué, sous forme de tract, à l’occasion de la manifestation antinucléaire du 17 janvier. Contact : Itaque@club-internet.fr


[1Les matières nucléaires sont toutes les matières qui contiennent l’un des six éléments fissiles, fertiles ou fusibles retenus par la loi : uranium, plutonium, thorium, lithium 6, deutérium et tritium. Tous les types de combustibles nucléaires sont donc concernés, de leur fabrication jusqu’à leur transport, leur retraitement ou leur stockage.

[2Le député vert européen Yves Cochet déclarait encore récemment : « Le parc (de centrales actuelles) est suffisamment jeune pour qu’on prenne (la décision de construire l’EPR) au plus tôt en 2012-2015. » Le Monde, 10 octobre 2003.