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Déplacements en économie de marché

Le jeudi 8 avril 2004.

Pourtant, j’aime bien prendre le métro ces jours-ci. J’aime l’impression de solidarité anonyme quand l’affiche que j’ai commencé à déchirer hier pendouille bien plus aujourd’hui grâce à une main inconnue. J’aime lire les trouvailles des autres détourneurs ; sous l’exposition « Du temps des mammouths », on a écrit « il n’y avait pas de publicité ! ».

Mais quand lui, il arrive… Il est très grand. En bonne santé, il ressemblerait à Laurent Terzieff à 20 ans. Mais la peau de son visage est tellement tirée sur ses os, ses yeux sont tellement enfoncés que j’ai entendu un passager murmurer : « Voilà Buchenwald ! » Ses dents, grises striées de noir, sont prêtes à se déchausser. Il marche à pas plats, comme un vieillard sans équilibre. Certains jours, des gouttes de sueur lui perlent sur le front. Quand il entre dans un wagon, tous ceux qui le voient ont un geste de recul immédiat. Puis, comme l’apparence d’indifférence est seule sûre dans le métro, les bustes reprennent leur position première, les yeux se détournent. Il s’arrête devant chaque passager, lentement, méthodiquement. Et ce cadavre anticipé entonne, devant chacun, lentement, méthodiquement, d’une voix de fausset : « Excusez-moi messieurs-dames, est-ce que vous auriez l’amabilité, la gentillesse de me donner une petite pièce ? » Immédiatement après, parce que l’expérience lui a enseigné qu’il glace plutôt qu’il n’apitoie, il enchaîne : « Merci de votre gentillesse messieurs-dames, bonne journée messieurs-dames ». Exactement les mêmes mots, tout le temps. Le plus dur, c’est quand on lui donne. Il s’arrête, stupéfait. Il vous regarde droit dans les yeux avec ses yeux de bientôt-mort, et il ébauche un sourire, un sourire prudent, prêt à disparaître, et il reprend son antienne, mais avec une telle gratitude dans la voix, comme si au lieu de deux euros on lui en avait donné deux mille, qu’on se sent plus coupable que bon. Quel soulagement quand il passe au voisin. Quelle honte de se sentir soulagé.

Il y a aussi la jeune femme blonde. Seins abondants, vingt-cinq ans, joli visage, yeux bleus. Sans-domicile-fixe. Un jour, elle s’assied en face de moi, parce qu’elle reconnaît un compagnon de misère à côté de moi. Il lui demande de ses nouvelles. Un œil en larmes et l’autre en fureur, elle répond : « J’en ai marre, mais marre ! Tout ce qu’ils savent me dire c’est « T’as qu’à faire la pute, t’as qu’à faire la pute ! ».

Dans le self où je mange souvent à midi, la voix du patron n’a plus la courtoisie habituelle. Je regarde là où il regarde. Un escogriffe se tient devant l’étagère à boissons, un escogriffe aux cheveux sales et à l’anorak taché. Il examine les verres remplis de vin, à l’évidence pour déterminer lequel est le plus rempli. Le patron lui dit de se dépêcher. Maladroit, l’escogriffe pose un verre sur son plateau, passe devant les plats de viande sans s’arrêter ; l’andouillette à 6,10 euros n’est pas un plat pour escogriffe. Devant les plats de légumes, il médite ; qu’est-ce qui cale le plus à trois euros ? La purée, les épinards, les lentilles, les frites ? Le patron hausse le ton. L’escogriffe se décide pour les lentilles. La Martiniquaise préposée aux légumes en met autant qu’elle peut dans l’assiette, sans oser regarder le patron. Payer prend longtemps, à coups de pièces de cinq centimes.

L’escogriffe part déguster son plat de lentilles. Le patron lâche à la cantonade : « Quand on pense au client qui va être assis à côté de ça ! Et dire qu’on peut pas les refuser ! C’est triste mais c’est vrai, hein, on peut pas ! »

L’escogriffe mange ses lentilles. Mais il repère le présentoir à sauces et condiments. Il prend le gobelet du plateau qu’un client a laissé sur la table. Avec ce gobelet, il s’approche du présentoir. Il le remplit à moitié de mayonnaise. Puis il met des cornichons, jusqu’au bord. Puis il saupoudre de persil haché pour combler les insterstices. Il revient deux autres fois remplir le gobelet, attendant poliment son tour pendant qu’un autre client met du persil sur l’andouillette à 6,10 euros.

Après mon repas, je prends le métro. À Opéra, un grand Noir américain vend souvent, sur le quai, des magazines en anglais à 1,50 euro, dont The Economist, qui en vaut au moins 4 dans un kiosque… Un article de The Economist enseigne que l’inégalité des revenus est une injustice (car The Economist possède une conscience sociale). Il enseigne aussi que l’inégalité des revenus ne doit rien au fait que les riches prennent aux pauvres. En effet, l’économie n’est pas un gâteau où les uns mangent la part des autres. L’économie est un gâteau gonflable, où des parts gonflent grâce à la célèbre levure appelée « esprit d’entreprise » et où d’autres rétrécissent à cause d’une autre célèbre levure appelée « archaïsmes ».

Je vais traduire l’article en français, et en distribuer des copies dans le métro et au self ; quand on est pauvre et malade, ça console de savoir que ce n’est qu’une question de levures.

Nestor Potkine