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Les Bottes françaises en Afrique

le 10e anniversaire du génocide rwandais
Le jeudi 8 avril 2004.

Yves Bonnardel et Sem Laforêt ont adapté librement des textes de l’association Survie et la postface d’Un Génocide sans importance (J.-P. Gouteux, éd. Tahin Party, 2002, 3 euros, ou bien téléchargeable gratuitement sur le site des éditions : http://tahin-party.org), avec leur accord.



On s’indigne beaucoup en France de l’impérialisme américain, et on oublie volontiers par contre que la France sait également fort bien faire régner la terreur au-delà de ses frontières. Notre petit pays fait largement autant de dégâts à l’échelle internationale que son grand cousin !

Sans même parler de sa politique de soutien à la junte birmane ou aux dictatures laotienne ou chinoise, ou encore à la plupart des démocratures d’Amérique latine, évoquons simplement ses interventions en Afrique : l’association Survie estime à près de 10 millions de morts, dans les dix dernières années, le nombre des victimes directes (par massacres, assassinats, génocides, etc.) des politiques de l’État français, sans parler des « morts indirectes » (par famines, épidémies, absences de soins, etc., dues notamment au fait que les économies africaines sont pillées, dévastées, et sont aujourd’hui exsangues).

Depuis quarante ans, la géopolitique française en Afrique se résume essentiellement à l’exploitation unilatérale des ressources naturelles de ces pays. Les profits sont immenses. C’est pourquoi les armes importent peu : la corruption, le meurtre, la manipulation et la guerre. Loteries aux amputations, tortures, viols, disparitions forcées, emprisonnements : tout est valable pour asseoir cette politique. La France a par exemple soutenu par tous les moyens les auteurs du génocide rwandais.

Plus d’une vingtaine de réseaux politiques, d’officines mafieuses, de filières occultes, se partagent aujourd’hui le gâteau du protectorat néocolonial. À peine 2 ou 3 % de l’Aide publique française au développement sert réellement à combattre la misère infligée à des dizaines de millions d’humains. La majeure partie sert à financer les dictatures « amies », les opérations commerciales des grosses entreprises françaises, ou bien tout bonnement les partis politiques gouvernementaux en France, qu’ils soient de gauche ou de droite. Insistons un peu sur les complicités françaises dans le génocide au Rwanda, dont c’est aujourd’hui le dixième anniversaire.

Le génocide au Rwanda

Rwanda 1994, le dernier génocide du xxe siècle : une grande partie des victimes ont été torturées abominablement avant d’être tuées. Il s’agit du génocide généralisé de plus d’un million de Tutsi et du massacre de dizaines de milliers de Hutu accusés d’être leurs complices. Les armes ont été achetées avec le soutien financier de la France, qui a également financé le renforcement de l’armée rwandaise génocidaire, et dont des officiers ont entraîné les milices meurtrières. Des membres de l’armée française étaient présents au Rwanda pendant les massacres et semblent parfois y avoir pris part directement.

De fait, pendant tout le temps que dure l’extermination, on assiste au soutien concret de la France : le gouvernement génocidaire se constitue au sein même de l’ambassade française ! François Mitterrand, qui suit jour après jour toute l’affaire, déclare à ses proches, au cours de l’été 1994 : « Dans ces pays-là, un génocide, ce n’est pas trop important » (rapporté dans Le Figaro du 12 janvier 1998). La France et d’autres pays du Conseil de sécurité obtiennent de l’ONU qu’elle retire ses troupes du Rwanda, au moment même où elles auraient pu enrayer l’entreprise d’extermination ; puis, lorsque les génocidaires devront militairement battre en retraite, ce sera encore la France qui enverra une force armée d’interposition (ce sera l’opération Turquoise) qui leur permettra de s’enfuir et de continuer de-ci de-là à massacrer dans les zones qu’elle contrôle !

La complicité des médias français à cette politique est généralisée : aussi longtemps que cela restera possible, il n’y aura aucune fausse note dans un concert de légitimation de ce « nazisme tropical », dont un ministre est accueilli en France bras ouverts dans le même temps où d’innombrables charniers se remplissent, où les fleuves charrient des dizaines de milliers de cadavres… Après le génocide, la France (ainsi d’ailleurs que le Vatican, très actif lui aussi) sauve et accueille des génocidaires et se fait l’écho des thèses révisionnistes, voire négationnistes.

Comment en arrive-t-on là ?

De Gaulle ne souhaitait pas l’indépendance de l’ancien empire colonial français, et ce pour diverses raisons :

  •  Politiques : garder un cortège d’États clients (un réservoir de votes) permettant à la France d’occuper une position importante dans les institutions internationales ; tenir la place assignée à la France dans la « guerre froide », en évitant la propagation du communisme dans les anciennes colonies.
  •  Économiques : l’accès aux matières premières stratégiques comme l’uranium ou le pétrole ; la perpétuation des rentes des sociétés coloniales (cacao, banane, bois, café, etc.).
  •  Une raison supplémentaire : le détournement des rentes africaines pour financer le mouvement gaulliste (via des circuits qui irrigueront par la suite les autres partis de gouvernement, de gauche ou de droite, ainsi que l’extrême droite).

Politiquement acculé, de Gaulle enclenche le processus de décolonisation dans les années 60. Mais il s’emploie en fait à maintenir les pays d’Afrique francophone sous la tutelle française par un ensemble de moyens occultes : mise en place notamment de dirigeants africains « amis » par l’élimination physique des leaders indépendantistes ou par des élections truquées. Des accords secrets sont passés avec eux. Depuis plus de quarante ans, les pays francophones au sud du Sahara vivent avec des accords de coopération, notamment monétaires et militaires, conçus pour qu’ils ne soient jamais indépendants.

Parce que cette politique est secrète, en plus des trafics de drogue et du blanchiment d’argent via les loteries, casinos ou paris hippiques, quantité de petites entreprises (fournitures, armements, trafics divers) financent les services secrets. Une partie des fonds gigantesques de la rente du pétrole ou des matières premières, et des commissions sur les ventes d’armes, est récupérée par ces services.

La convertibilité du franc CFA et la prolifération des paradis fiscaux permettent enfin la multiplication des circuits parallèles d’évasion de capitaux et de blanchiment d’argent en toute opacité.

Pendant le règne de Giscard, le réseau initial, jusqu’alors directement contrôlé par l’Élysée et sa fameuse cellule africaine, va se dissoudre en de nombreux réseaux ayant chacun ses propres stratégies :

  •  Les réseaux politiques français (Chirac, Pasqua, Mitterrand, Madelin, Roussin, Rocard, etc.).
  •  Les services secrets.
  •  Le lobby militaire.
  •  Des multinationales (Suez, Bouygues, Bolloré, TotalFinaElf, Rougier, Pinault, Castel, etc.).
  •  L’extrême droite.
  •  Un certain nombre d’excroissances de la franc-maçonnerie.
  •  Des sectes comme la Rose-Croix ou les Templiers.
  •  Ajoutons des ONG de façade, des trafiquants en tout genre et, bien sûr, la mafia internationale.

Ces réseaux s’entremêlent. Des « solidarités » diverses sont un gage d’assistance mutuelle et d’omerta. La Françafrique, c’est tout un système de connivences entre des potentats africains installés ou protégés par Paris, et leurs parrains français, politiques, militaires et financiers. L’opposition gauche ou droite est largement dépassée. Presque toutes les personnalités de ces partis « de gouvernement » — c’est-à-dire la droite et le PS — sont parties prenantes dans l’engrenage françafricain.

Un bilan de la Françafrique

Des dizaines de millions de morts, des centaines de milliards détournés, des peuples maintenus sous le joug de dictatures sanglantes, des économies réduites à peau de chagrin :

  •  Guerres : notamment, guerre du Biafra en 1967, guerre civile en Angola de 1975 à 2001, au Liberia entre 1989 et 2003, en Sierra Leone depuis 1991, au Congo-Brazzaville (1997-2003), etc. La France n’hésite pas à armer deux camps simultanément : les bénéfices sont doublés, et « on » est sûr de gagner sur tous les tableaux.
  •  Génocides, massacres, tortures : massacre des Bamilékés au Cameroun de 1957 à 1970 (des centaines de milliers de victimes), litanie de massacres au Tchad, soutien aux politiques d’extermination dans le Sud-Soudan (deux millions de morts depuis vingt ans), et plus généralement installation, formation, équipement et absolution de polices tortionnaires, de gouvernements se maintenant au pouvoir par des politiques criminelles de masse, etc.
  •  Assassinats : les présidents togolais et burkinabé Sylvanus Olympio (1963) et Thomas Sankara (1987), etc. Sans compter les innombrables assassinats ou morts sous la torture de « gêneurs » ordinaires.
  •  La prédation des richesses pétrolières, minières et agricoles, remplacées par une dette abyssale.
  •  Le « gel » de tout développement économique, social et politique, afin que nulle opposition ne trouve les moyens de se développer.

« Plus jamais ça ! »

Il faut cesser de tant s’indigner de l’impérialisme américain et de si peu se pencher sur la politique de notre État : une telle dénonciation sélective frise la complicité ! La question de la politique étrangère de notre pays est de première importance et doit devenir publique.

De toute évidence, notre population toute baignée de démocratie n’est pas pressée de savoir. Nommer démocratie un régime capable de mettre des moyens considérables dans des politiques immensément criminelles pendant des décennies, sans que les gouvernés ne le sachent ni ne cherchent à le savoir, pose quelques questions de fond.

Si des pratiques telles que celles de la Françafrique perdurent depuis si longtemps, si on en retrouve de similaires (bien que souvent moins dévastatrices) dans presque tous les pays occidentaux, c’est parce que les institutions politiques de ces pays les permettent, voire les favorisent. Dans ces conditions, tolérer ce système, c’est non seulement renoncer à décider pour soi-même, mais c’est aussi tolérer que des crimes comme le soutien au gouvernement génocidaire rwandais soient commis. Lutter ici est ainsi une nécessité qui peut s’avérer vitale pour les millions de personnes qui sont aujourd’hui à la merci de nos dirigeants.

Aujourd’hui, pratiquement seule l’association Survie travaille vraiment sur la question, mais que peut-elle si personne ne se soucie de relayer l’information ? D’autant que nous autres anarchistes pourrions aussi avoir un mot à dire (nous avons aussi, par ailleurs, des questions à nous poser) : il serait dommage (!) que seul un discours citoyenniste émerge. Ce mois-ci, nous allons commémorer les dix ans du dernier holocauste en date. N’est-il pas temps de réagir ?

Yves Bonnardel et Sem Laforêt


Pour de plus amples infos (dont une excellente bibliographie), aller par exemple sur le site de Survie : http://www.survie-france.org. Il existe en outre une liste sur internet, pour discuter et préparer des interventions dans une optique libertaire ; pour s’inscrire : neocolonialisme_france-subscribe@yahoogroupes.fr