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Vers un front social ?

Le jeudi 17 avril 1997.

La fuite en avant du tout libéralisme, avec ses conséquences de plus en plus dramatiques, crée les conditions d’une remobilisation de masse dont le mouvement de décembre 1995, la grève des routiers, la lutte des sans-papiers et celle des maîtres-auxiliaires notamment illustrent à la fois les potentialités et les limites. Ces mouvements recèlent des aspects positifs si on se place dans une perspective de transformation sociale : réduction significative du temps de travail avec création d’emplois, redistribution des richesses, défense du service public et des droits sociaux élémentaires que sont le logement, la santé et l’éducation, lutte contre le chômage, la précarité et les exclusions, rejets du racisme. Ils ont montré à la classe politique que bon nombre de travailleurs, des jeunes, des femmes, toutes sortes d’individus et de collectifs pouvaient vaincre la léthargie et redevenir acteurs de la vie sociale à travers les manifestations, les grèves, les occupations diverses, les caisses et concerts de solidarité, les assemblées générales décisionnelles. Ils ont également marqué le soutien de beaucoup à ceux que cette société écrase : les exclus et tous les précaires (Français ou non), les jeunes sans avenir à qui l’on refuse les moyens de vivre décemment ; les travailleurs du privé licenciables et corvéables à volonté qui subissent impôts et prélèvements ; les fonctionnaires mal payés qu’on présente comme des nantis. L’intransigeance et l’arrogance du patronat, le cynisme des politiciens redonnent consistance et pertinence à la lutte des classes. Mais la contestation n’a ni la cohérence stratégique ni l’utopie mobilisatrice qui animent les révolutions. Même s’ils sont porteurs de ferments critiques « contre le système » et de pratiques réellement démocratiques, ces mouvements restent sans perspectives déclarées et adoptent une position essentiellement défensive. Les conflits se durcissent, mais l’action syndicale ne semble pas toujours à la hauteur. Les routiers puis les maîtres-auxiliaires ont posé la question de l’élargissement de leur lutte à d’autres professions. Si cette option est celle des syndicats SUD, de la CNT, de certaines structures de bases de la CGT et souvent de la « CFDT en lutte », elle se heurte au refus des états-majors qui en appellent à l’unité et à la mobilisation, mais sur le terrain ne font rien ou pas grand chose pour faciliter l’interprofessionnalisation des conflits, premier pas vers une grève générale. En réalité, les bureaucraties syndicales jouent le statu quo afin de laisser les mouvements sans perspectives autres que le retour de la social-démocratie au pouvoir, avec Le Pen dans ses bagages. Pourtant, chacun sait que le réformisme ne veut pas et ne peut pas rompre avec le capitalisme dans lequel il ne peut du reste trouver aucune marge pour appliquer une politique d’urgence. Les promesses d’un Jospin ne laissent planer aucun doute : une nouvelle expérience socialo-libérale, même appuyée par la « gauche de la gauche » débouchera sur un nouvel échec et laissera cette fois-ci la porte grande ouverte à une solution de type fasciste incarnée par le Front national.

L’ascension du FN et la réaction triomphante se sont construites sur la défaite de la gauche institutionnelle et sur le recul du mouvement social et syndical largement compromis avec la gauche d’État alors au pouvoir. Le fascisme se construit avant tout dans un contexte de désespoir, de frustration et de dépolitisation. Ajoutez à cela le triomphe de l’idéologie libérale : individualisme, guerre de chacun contre tous… À remarquer aussi le rôle malsain joué par les institutions bourgeoises : l’État, qui favorise le patriotisme et le nationalisme pour renforcer la « cohésion nationale », la démocratie parlementaire et la délégation de pouvoir qui favorisent grandement l’électoralisme et donc la démagogie au détriment du débat d’idées. C’est dans ce contexte que s’est développé le FN, mais c’est aussi parce qu’il est devenu un parti militant largement financé par certains secteurs capitalistes. C’est ainsi que l’extrême droite a pu gagner un auditoire croissant. Le vote FN tend également à devenir un vote d’opinion et non plus seulement un vote protestataire. Face à ce danger, la classe politique a réagi diversement, mais en adoptant des stratégies politiciennes absolument inefficaces.

Les stratégies anti-FN

Diaboliser Le Pen, pour le marginaliser ? Il a beau jeu alors de proclamer partout qu’on le persécute, que ses idées « dérangent ». De plus, c’est s’attaquer à la personne et non aux idées qui gangrènent la société. Briser l’effet Le Pen en le banalisant ? Le problème est que depuis longtemps ses idées ont été banalisées par la gauche comme par la droite. Durcir la loi antiraciste de 1972 et intenter des procès ? Cela ne règle que les débordements verbaux haineux mais en aucun cas l’essentiel du problème. Créer un « front républicain » ? Là encore, on se résigne à ne pas combattre les idées et on se contente de verrouiller les institutions par des alliances électorales allant du PCF au RPR. Le front républicain, non seulement ne résout rien mais, en plus, renforce le confusionnisme droite-gauche et cautionne le discours de Le Pen selon lequel il est « le seul recours face à l’establishment décadent ». Appliquer les idées du FN ? Non seulement c’est une politique infâme (celle des lois Pasqua et Debré), mais en plus, cela ne fait que conforter l’électorat lepeniste dans ses certitudes. Dissoudre le FN parce que c’est un parti anticonstitutionnel ? Nous retombons dans la logique de diabolisation, et nous conférons en même temps au FN une auréole « révolutionnaire » de victime. Le parti d’extrême droite qui renaîtrait le lendemain, sous un autre nom, aurait encore multiplié son audience. Tout cela ne constitue, de toute façon, qu’une résistance formelle. C’est pourquoi ces choix stratégiques n’ont aucune efficacité. Certains ont déjà échoué, d’autres sont inacceptables.

En fait, le meilleur obstacle au FN, ce n’est pas le « Front républicain » ou une législation plus sévère, c’est un mouvement social qui se dote progressivement d’un projet alternatif de société. Le mouvement social bat le FN sur son terrain. Là où le FN pousse à la résignation, à la frustration, à la haine, à l’exclusion, à la démagogie, le mouvement social propose la lutte collective, la solidarité, la démocratie des assemblées générales, l’espoir. Au slogan « immigration zéro », il oppose le slogan « chômage zéro », remet en cause le rapport au travail. À la haine contre les immigrés, il oppose la lutte contre la classe capitaliste. Le FN est un parti anti-ouvrier, s’opposant aux droits syndicaux et au droit de grève. Face au mouvement social, il ne peut que se taire. Décembre 1995 l’a prouvé : Le Pen n’a pu que rester silencieux ou se compromettre en vilipendant les grévistes. Il faut combattre le fascisme sur le terrain économique et social et non sur celui des bons sentiments car une condamnation morale du FN sera, pour l’électeur en perte de repères, en décalage avec les solutions concrètes que lui propose démagogiquement Le Pen.

Optimisme de la volonté

Il faut donner des perspectives au mouvement social, non pas par des négociations interminables et vaines avec les états-majors de la gauche institutionnelle mais en étant les acteurs déterminés d’un « front social de l’égalité et de la solidarité ». Par ailleurs, se cantonner à un discours antilibéral sans articuler ce discours avec la nécessité d’une alternative anticapitaliste serait un choix politique insuffisant et dangereux. Faire l’impasse sur la nature capitaliste du néo-libéralisme, c’est favoriser une fois de plus l’illusion réformiste alors que l’expérience historique de la gauche au pouvoir démontre son échec. Ainsi, proposer une nouvelle illusion, c’est prendre une grave responsabilité dans la mise sur pied d’une stratégie qui conduit à l’impuissance et laisse, de fait, l’espace politique de la « rupture » aux seuls fascistes. C’est pourquoi il faut nous démarquer clairement des tentatives d’une nouvelle union de la gauche qui, encore une fois, risque de désarmer le mouvement social en laissant aux fascistes l’espace de la « réaction offensive ».

Un peu à l’image du Front zapatiste mexicain, nous pensons qu’il est nécessaire de construire un front social mettant en relation les syndicats de lutte, les mouvements contre les exclusions, les intellectuels et les artistes solidaires des combats de notre époque, les associations engagées sur le terrain et les jeunes marginalisés, à condition que l’esprit de chapelle et les rumeurs infamantes cèdent la place à l’action collective concrète et aux débats d’idées ouverts. On a vu émerger ces dernières années, de nouvelles organisations, de nouveaux mouvements sociaux : Agir ensemble contre le chômage, les syndicats SUD, la CNT, des structures combatives comme le SNPIT dans les transports et le SNUI dans les impôts, la Confédération paysanne, les États généraux et régionaux du mouvement social, la Coordination des associations pour le droit à l’avortement et la contraception, le mouvement des sans-papiers, Ras l’Front, le Réseau No Pasaran et les réseaux de soutien à la lutte zapatiste… Bref une sorte de « gauche sociale » (même si le terme de « gauche » peut, dans l’après Mitterrand, en rebuter plus d’un) une gauche sociale encore floue et éparpillée mais distincte de la gauche institutionnelle en crise.

Bien sûr, les forces politiques qui ont des relais institutionnels rassurent généralement plus les gens en lutte. Mais il existe cependant aujourd’hui un espace important pour un mouvement politico-social capable de contester la mainmise du FN sur la notion de rupture avec la société actuelle et ses valeurs, tout en remettant en cause les vieux équilibres au sein du mouvement ouvrier qui font du PS et du PC des forces souvent « larguées » dans les mobilisations mais encore hégémoniques sur le plan politique. Encore faut-il que de réseau, cette « gauche sociale » naissante, aux multiples facettes, prenne la forme d’un véritable front social en mesure de fédérer les luttes et les exigences politiques dont elles sont porteuses. Le fascisme s’organise. Le FN se développe aussi sur l’absence de perspectives du mouvement social. De même qu’en Italie et en Allemagne, fascisme et nazisme ont gagné sur la base des défaites du mouvement ouvrier. Le futur est donc lourd de menaces. Face à cela, il est inconcevable que nous restions spectateurs. Alors, Front national ou front social de l’égalité et de la solidarité ? La course de vitesse est engagée. Au pessimisme de l’intelligence doit succéder l’optimisme de la volonté.

Comité Chiapas de Lille