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Décroissance et végétarisme

Le jeudi 4 novembre 2004.

La décroissance a décidément bonne presse dans les milieux libertaires. Le débat a noirci bien des pages de notre hebdomadaire, et récemment la salutaire brochure de notre compagnon Jean-Pierre Tertrais lui a donné un nouvel élan. De telles lectures, si elles sont stimulantes, n’abordent pas toujours la question essentielle des réponses et projets que peuvent proposer les anarchistes dans le cadre de la décroissance, en rupture avec le système capitaliste, sa logique de suproduction et son corollaire direct, la surconsommation.



Il est temps d’aborder la question de nos attitudes, de nos comportements au sein d’un système économique engagé tout entier dans une logique suicidaire de croissance, mais plus précisément dans nos actes les plus ordinaires, les plus quotidiens, qui pèsent d’un poids d’autant plus lourd dans la machinerie destructrice du capitalisme. À commencer par l’alimentation, part essentielle de la consommation mondiale, qui répond aux mêmes principes d’offres (largement industrialisées), de demandes (largement conditionnées) et reste soumise aux mêmes déséquilibres entre puissances nationales, que la majeure partie des marchandises s’échangeant de par le monde. Et, pour être tout à fait précis : la production et la consommation de viande, parties prenantes de la course libérale vers l’abîme.

Le propos n’est pas de stigmatiser gratuitement celles et ceux qui mangent de la viande, de brandir quelques principes moraux (dont certains peuvent être, certes, tout à fait valables) et d’asséner sur certaines têtes la seule idée que le végétarisme, voire le végétalisme, a valeur d’obligation morale. Le mouvement anarchiste conserve, sur cette question, les pénibles souvenirs d’une époque où quelques militants de la cause animale ont, non sans tapage, osé de douteux rapprochements entre consommation de viande et fascisme. Il n’en a pas fallu davantage pour que les adversaires nourrissent une méfiance durable (doux euphémisme), les uns vis-à-vis du végétarisme, les autres vis-à-vis des organisations libertaires.

Si les querelles sont loin désormais, hélas la question de l’abolition de la viande n’a guère progressé dans les milieux anarchistes. Voire. Comparativement à d’autres époques où le problème était passionnément abordé dans les colonnes de nos journaux et les pages de nos brochures, l’indigence de nos réflexions sur ce point est patente. Il n’est guère que les milieux anarchopunk et écologiste radical qui se soient emparés de la question et aient amené, par la force des débats et la conscience individuelle, une assez large frange de leurs activistes à devenir végétariens, voire végétaliens [1].

Au-delà de toute considération morale, il est une question que doit se poser, honnêtement, tout individu sensibilisé aux ravages de cette société de surproduction et de surconsommation, et décidé à y mettre non pas seulement un frein, mais un terme : peut-on, au xxie siècle, continuer à consommer de la viande ?

Commençons par noter que, à l’heure industrielle, la production de viande constitue objectivement un gaspillage énergétique. Le théorème est simple : on cultive des céréales pour nourrir et engraisser le bétail. Pourquoi ne pas manger directement les céréales produites ?

Cela n’a l’air de rien, mais il faut imaginer à quel degré de paroxysme cette aberration énergétique peut être portée par l’appétit carnassier de millions, de milliards d’individus. L’entretien des animaux, indexé sur la demande du marché de la viande (en pleine croissance, notamment dans les pays du Nord), implique de trouver toujours plus de terres à couvrir de pâturages et de cultures. Tragique démonstration de cette fuite en avant, la couverture forestière tropicale et subtropicale s’est considérablement réduite depuis que les différentes officines mondiales d’aide au développement encouragent, et c’est peu dire, l’installation d’établissements d’élevage de plusieurs millions de têtes de bétail. Et la razzia continue quand, après avoir dévasté les forêts, ruiné les terres ainsi gagnées par une exploitation démesurément intensive — les exploitants restant soumis aux mêmes exigences de rendement qu’ailleurs —, il faut porter la tronçonneuse et le bulldozer plus loin encore, conquérir de nouvelles terres, poursuivre l’œuvre de mort.

Les animaux ne nécessitant pas une alimentation variée, quelques types de céréales, souvent même un seul, suffisent à leur croissance. En particulier le soja, dont la prodigieuse production est essentiellement destinée au bétail, entraînant un modèle de culture inédit pour les communautés paysannes traditionnellement attachées à une agriculture de subsistance, plus variée, qui aujourd’hui ne pèse pas lourd dans la balance économique réglée par les pays du Nord. Pour survivre, ces communautés n’ont guère d’autre choix que de se lancer dans la monoculture, s’enchaînant encore davantage aux fluctuations du marché, et participant sans en récolter de bénéfices à la destruction de leur environnement, qui est aussi le nôtre.

Ce sont eux qui sont les plus directement touchés par les déséquilibres engendrés : exodes massifs, disparition des repères sociaux et culturels, etc., mais aussi effets directs et indirects de la déforestation. On en parle peu, mais la destruction de la forêt équatoriale est également celle de l’habitat naturel d’une multitude d’animaux qui ainsi meurent ou ne trouvent plus leur place dans la complexe organisation de la chaîne alimentaire. On signale de nombreux cas d’animaux sauvages qui, affolés, affamés, attaquent l’homme, parfois le tuent. Car le détraquement généralisé des équilibres naturels affecte d’innombrables composantes des milieux végétal et animal, toutes solidaires les unes des autres, sonnant un glas qui se répercute par échos successifs.

L’homme qui souffre, l’homme qui meurt n’est pas l’entrepreneur qui par calcul décrète les mises à mort économiques et écologiques, ni le technocrate qui sans état d’âme administre la curée, pas davantage les politiques qui justifient le tout, voire le favorisent, non sans prélever au passage leurs petites commissions. Ceux qui souffrent et meurent, ce sont les pauvres, artisans inconscients de leur propre destruction. Ce sont par exemple ces éleveurs de volailles qui, dans certains pays d’Asie, vivent et travaillent au milieu de leurs animaux, dans des conditions d’hygiène épouvantables qui ne sont pas étrangères à l’apparition et à la propagation de virus toujours plus résistants. Les épidémies ainsi développées font d’autant plus de ravages que les populations touchées sont vulnérables et mal informées, les gouvernements paraissant davantage préoccupés des enjeux économiques que des retombées sanitaires. Nous pourrions également parler du smog dévastateur qui a couvert certaines régions de l’Indonésie à cause du feu utilisé pour le défrichage. Ou des effets des pesticides pulvérisés en surabondance dans certaines cultures, empoisonnant la terre mais aussi les travailleurs qui les manipulent. Ou encore des inondations tragiques qui sont la conséquence directe du déboisement et de la mauvaise perméabilité des sols cultivés, comme dans la région de Santa Fe, en Argentine, fin 2003.

Nous pourrions, à vrai dire, poursuivre longuement cette sinistre énumération. Arrêtons-la. En revanche, et pour en revenir à ce qui nous préoccupe, ne croyons pas que les effets pervers de la production de viande ne sont observables que dans les pays du Sud. Dans nos contrées dites « riches » et « développées », le tableau n’est guère plus brillant. Une vague de militants issue du milieu paysan, aujourd’hui suivie par nombre de citoyens, stigmatise la « malbouffe » incarnée par certaines chaînes de fast-food bien connues. Ces dernières ont, c’est vrai, une lourde part de responsabilité dans le saccage planétaire, notamment dans le processus de déforestation engagé pour produire la pâte à hamburgers. Mais ce ne sont pas les seules. La gastronomie des pays du Nord, France en tête, repose essentiellement sur la viande. Ce modèle d’alimentation, logé au plus profond des crânes et des estomacs, conduit les populations pauvres ou riches à acheter, quotidiennement ou presque, leur lot de chairs plus ou moins fraîches. Mais la précarisation, voire l’appauvrissement généralisé des consommateurs amène ces derniers à rogner sur leur budget de nourriture et à aller au moins cher. Cela fait la fortune d’autres chaînes de discount alimentaire qui proposent une viande rendue bon marché par le recours aux hormones de croissance, aux anabolisants divers, aux antibiotiques et, à l’occasion, aux farines animales. Mêmes effets sur la santé que chez les habitués des fast-food : obésité, problèmes dentaires, risques de maladies cardio-vasculaires ou de cancers, etc.

Il est certain qu’un végétarisme sinon généralisé, du moins massivement adopté, ne réglera pas seul le problème de la surexploitation des ressources naturelles et des conséquences désastreuses qui en découlent. Le scandale des OGM a montré à quel point les apprentis sorciers de l’industrie agroalimentaire étaient prêts à toutes les manipulations irréversibles pour accroître les rendements et les dividendes. Une agriculture pour l’homme et non pour l’élevage peut fort bien être à l’origine de nouveaux saccages si elle reste soumise à la logique destructrice du capitalisme. À ce titre, la production actuelle d’huile de palme ou encore de fruits exotiques comme la banane, par exemple, participent également à la déforestation, à la destruction des communautés autochtones, à la surexploitation et à l’empoisonnement des sols.

Mais le végétarisme est une première rupture concrète avec le système capitaliste. Le végétarien assume, dans son comportement alimentaire, son refus de cautionner l’aberration de l’industrie carnassière et d’en porter une part de responsabilité, même minime. Plus qu’un simple boycott, dans un monde où la viande domine la gastronomie des pays du Nord, le végétarisme est aussi une attitude de résistance, qui amène fréquemment à s’interroger sur l’alimentation, la composition des produits, leur origine, leur valeur nutritive, etc. Parce que nous mangeons tous les jours et parce que nous sommes quotidiennement confrontés au spectacle du cadavre dans l’assiette, le végétarisme questionne en permanence les comportements alimentaires et leurs conséquences, en une sorte de dialectique sans cesse renouvelée.

On me dira que le végétarisme est le choix des privilégiés qui dans l’abondance ont la possibilité de sélectionner leurs aliments. C’est vrai. On peut en dire autant de ceux qui ont les moyens intellectuels, sociaux, économiques de contrôler leur fécondité et de participer ainsi au processus de régulation des naissances. Les enjeux démographiques ont jadis passionné les anarchistes, lesquels n’ont jamais éprouvé de scrupules à militer pour le contrôle de la natalité. Les désastres de l’industrie agroalimentaire, à travers la production de viande notamment, doivent nous conduire à la même honnêteté intellectuelle et militante.

Terminons par cette double question : l’humanité compte aujourd’hui quelque 6 milliards d’individus. Dans une cinquantaine d’années, ce seront 8 à 10 milliards (selon les prévisions) qui peupleront la Terre. Une telle population pourra-t-elle survivre en continuant à consommer de la viande ? Et nous, « privilégiés » de l’Occident industrialisé, pouvons-nous laisser notre inconscience carnivore mettre en coupe réglée ce qu’il reste de ressources naturelles, animales, humaines ?

André Sulfide


[1Je ne parle pas de certaines sectes qui « conseillent » fermement à leurs adeptes de suivre le régime végétarien. Ce qui relève du dogme n’attire pas, oserais-je dire, mon indulgence. Mais ceci est un autre problème.