Accueil > Archives > 1997 (nº 1065 à 1104) > 1104 (11-17 déc. 1997) > [La Chemise brune et la pantoufle]

La Chemise brune et la pantoufle

Le jeudi 11 décembre 1997.

Face aux pressions du FN et de la droite dure, les bibliothèques sont au centre d’enjeux idéologiques. Rapide éclairage sur une profession méconnue et ses récents démêlés avec l’extrême droite.

Tradition républicaine

Très majoritairement partisane du grand consensus mou, la profession de bibliothécaire n’était, jusqu’à très récemment, absolument pas préparée à l’offensive de la droite dure et de l’extrême droite contre la lecture publique. Jusqu’alors, les pressions politiques sur les bibliothécaires quant au choix des ouvrages ou des maisons d’éditions n’étaient guère le fait que des municipalités communistes, principalement, et de quelques élus de tous bords plus autocratiques que la moyenne. Le PCF faisait « travailler les camarades », les autres se contentant le plus souvent de victoires symboliques. Rien de « scientifique » ou systématique, les staliniens français se « contentant » généralement de l’histoire et de la sociologie, domaines d’ailleurs déjà majoritairement acquis, chez les universitaires au moins, à une vision « progressiste » du monde. Précisons tout de même, s’il le fallait, que cette vision progressiste s’arrêtait aux frontières des interprétations marxisantes ou bourgeoises — c’est-à-dire étatistes — pendant que la riche et foisonnante tradition intellectuelle libertaire, en pleine renaissance à partir des années soixante-dix, était systématiquement négligée, sauf pour quelques ouvrages alibis, généralement historiques. Bref, le train-train de la censure et de l’autocensure consensuelle et républicaine.

Modernisation

Les bibliothèques publiques en France ont connu depuis 25 ans un développement sans précédent : extension des locaux, croissance très importante de leur public qui représente aujourd’hui plus de dix millions de personnes réparties sur 2 500 bibliothèques environ. Cette expansion a été étroitement liée à un professionnalisme rigoureux — remis en question récemment par la suppression de l’examen national, le CAFB — doublée d’une féminisation et d’un rajeunissement constant. Périmée donc, depuis bien longtemps, l’image de la vieille fille à chignon. Cet « âge d’or » — crédits en augmentation dans des locaux neufs — a pris fin. Les jolies médiathèques s’avèrent parfois surdimensionnées et donc très onéreuses en fonctionnement, les mairies n’embauchent souvent plus guère que du personnel complémentaire au rabais — sous contrat — alors que le taux de fréquentation augmente régulièrement. Les crédits d’acquisition de livres diminuent — parfois jusqu’à 50 % — et l’inquiétude politique gagne des esprits peu préparés à de pareils enjeux.

Le plus souvent issu de la classe moyenne salariée, après des études sans histoire et un examen rigoureux, le bibliothèquaire, tout imprégné de son idée de service public et de sa vision consensuelle — rose et verte — d’une société où les conflits de classe (le salaire net) doivent rester polis, se trouve fort dépourvu quand vient la bise fasciste. Cette impréparation est personnelle (origine sociale), politique (esprit consensuel), physique (dispersion géographique) et professionnelle (« les bib » sont des fonctionnaires, soumis aux élus).

La bise brune est mortelle

La bise brune s’est levée au sud-est et elle pue. Dans cette région, tout commença discrètement à Toulon, avec l’équipe municipale PR du mafieux Maurice Arrekx qui s’intéressa de près au contenu des rayons de la bibliothèque municipale centrale ; mais les trois coups sont donnés publiquement à Orange, où le FN Jacques Bompart est élu maire en 1995. Après ses agissements contre les chorégies et la suppression des subventions aux associations humanitaires, il s’attaque au « cosmopolitisme », c’est-à-dire à des choix d’ouvrages traitant du rap, de la seconde guerre mondiale ou… du racisme. Le maire court-circuite le chef du service et exclut des listes d’acquisition — qu’il exige — les contes régionaux étrangers destinés à la jeunesse et rejette des titres jugés « trop sérieux » (pédagogie, philosophie) pour adultes… pour privilégier le divertissement pur et le « respect des bonnes mœurs » au détriment de la fonction d’information, d’étude et de culture d’une bibliothèque publique. Douste-Blazy, alors ministre (RPR) de la culture, commande un rapport au doyen de l’Inspection générale des bibliothèques, Denis Pallier, qui décortique la « dérive » et conclue négativement son rapport, au détriment de la mairie… alors que le projet d’ouverture d’une grande médiathèque est déjà bien avancé. Seulement, le poste de conservateur y est vacant depuis mars 1996, date de la déraison de sa titulaire et des autres professionnels. À Orange, le « rééquilibrage » idéologique au profit des fascistes est politiquement achevé. Bompart s’en réjouit publiquement.

À Toulon, passée au FN également, J.-M. Le Chevalier contrôle systématiquement les bons d’achat, impose le vichyste Alexis Carrel — théoricien de l’eugénisme — ainsi que les abonnements à Présent et d’autres revues du même style brun. Puis il contraint les libraires de la ville à accueillir un stand de cet hebdo à la fête du livre. La gangrène s’attaque alors à Marignane en juin 1995 en la personne de Daniel Simonpieri qui s’occupe en juillet de l’année suivante de faire annuler les abonnements aux journaux « de gauche » (concept large), ayant par ailleurs acquis ceux de Rivarol, National hebdo et Présent dès sa prise de pouvoir. Pour ces divers titres les « soucis d’économie appliqués à tous les services » pouvaient être remis. Défilent alors sur les rayons — parfois en trois exemplaires — les inévitables détritus éditoriaux d’extrême droite commandés directement par les élus, déséquilibrant un fond dans une volonté de « rupture avec l’ordre moral ancien » (dixit). « Il est temps de donner un bon coup de balai aussi bien dans les bibliothèques que dans les différents rouages du pouvoir » (National hebdo — sept. 1997). Rupture en effet avec la pratique générale que la décision du 14 octobre 1997 consistant à interdire l’accès à la BM aux enfants de moins de dix ans « sans être accompagnés d’un de leurs parents. » La dégradation de l’équipement est impressionnante, toutes les expositions et animations sont annulées ou récupérées pour les besoins de la propagande, tandis que le successeur de la professionnelle est uniquement titulaire du « certif » et dénué d’expérience. La prise en main est fermement assurée dans l’indifférence de la population. Dresser la liste des exactions serait long ; elle se prolonge à Vitrolles et ailleurs chaque fois que la bête immonde prendra des forces.

« La botte et la pantoufle », conte réaliste

Les bibliothécaires sont dorénavant en première ligne, même dans les municipalités autres que FN, les exemples se sont récemment multipliés ailleurs que sur la Côte-d’Azur, sans que la presse s’en fasse l’écho… grâce au silence des intéressés qui ont peur de politiser leur position de résistance. Se réfugier derrière le professionnalisme est une attitude vouée à l’échec et ce n’est pas le futur « statut des bibliothèques » (à l’étude) qui empêchera la montée en puissance de l’extrême droite. Une plus grande efficacité, face aux pressions claires ou rampantes, est à chercher dans une politisation publique de cette résistance, comme certains commencent à le comprendre. Les « bibs » ont-ils cette volonté ? La réponse semble progressivement devenir positive, les esprits changent, mais l’arbre de la résistance de quelques uns — ou quelques unes — ne nous cache-t-il pas la forêt de l’apathie ? En BM comme ailleurs, les bruits de bottes sont souvent précédés de l’assourdissant silence des pantoufles.

Frank Thiriot