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Cinéma

« L’Arche du Désert »

Mohamed Chouikh
Le jeudi 29 janvier 1998.

Film arraché à une industrie moribonde, l’industrie cinématographique algérienne, monopole d’État aux caisses vides, L’Arche du Désert sort à Paris le 28 janvier envers et contre tous. Depuis Youssef qui racontait le destin d’un « frère arrivé en retard » pour la vraie indépendance de l’Algérie, Mohamed Chouikh a intégré une certaine fatalité dans sa manière de réaliser et de produire ses films. Prêt à investir sa dernière chemise, il se dit « Plus pauvre que jamais, mais plus riche d’un film. »

En gestation depuis Youssef qui d’une façon prémonitoire mettait en scène l’assassinat de Boudiaf, L’Arche du Désert existe grâce à l’obstination de Chouikh et grâce à l’amitié fidèle de son producteur associé (Klaus Gerke, de K-Films). Il a réalisé le film le moins cher de l’année. Mais fièrement, il affirme : « j’ai payé mes acteurs et mes figurants… être payé signifie pour eux manger tous les jours et faire manger la famille. » Mais Chouikh ne s’est pas payé, le scénariste, metteur en scène, producteur et réalisateur Chouikh n’est pas payé, ni son jeune fils qui va dire le mot de la fin dans ce film beau comme un conte de 1001 nuits. Le plus important est peut-être que ce film existe, qu’il ne tombe jamais dans l’évocation naturaliste et pédagogique. C’est une œuvre de beauté et de clarté, dont la phrase mise en exergue « Chaque fois que le temps a fait croître un bâton, l’homme a mis une lance à son extrémité… » de El Moutanabi, donne à réfléchir, tout comme les derniers mots du film « Les adultes sont devenus fous ! »

L’intrigue est une intrigue prétexte. Un combat d’arrière-garde, qui occupe des gens, rivés à leurs problème de clans et d’honneur. Arrive un malheur : un garçon désire approcher une fille… Dans le sud algérien, c’est une catastrophe qui entraîne les habitants d’une paisible oasis dans les affres de luttes tribales et de massacres sans fin, alors que l’Algérie se débat dans une spirale de la violence réelle sans pitié. N’est-ce pas candide, en effet, d’imaginer cette histoire alors que le réel du meurtre de masse atteint l’Algérie de plein fouet ?



Monde libertaire : Comment vivez-vous cette horreur quotidienne en Algérie ?

Mohamed Chouikh : Nous sommes habitués. C’est dans les journaux, quotidiennement. La télévision ne montre rien, c’est ainsi. C’est devenu une règle. Nous en avions assez de voir des horreurs tous les jours. C’était de la folie, une erreur monumentale de la télévision algérienne, une erreur tactique. Les atrocités devenaient ainsi un spectacle, un spectacle quotidien. Par ce média qui pénètre dans tous les foyers, nous avions notre spectacle quotidien des horreurs. Ce sont les journaux, maintenant qui nous informent. On est confronté à une surdose d’informations.

M.L. : J’admire infiniment la manière dont ton film montre l’après-massacre, justement en ne montrant rien, mais en suggérant l’ampleur du massacre et le très grand nombre de morts.

M.C. : On attend probablement d’un réalisateur algérien qu’il se vautre dans l’hémoglobine. Je ne voulais en aucun cas en faire mon fond de commerce. D’autant plus que je l’ai dénoncé dans Youssef. J’ai essayé de suggérer, à travers une métaphore, ce qui est difficile de dire. J’espère que les gens se reconnaissent et trouvent un élément apaisant dans mon film.

M.L. : C’est la première fois que tu tournes dans le Sud ?

M.C. : Oui, pour moi, c’était une découverte incroyable. Je voulais aussi travailler sur les différences des couleurs de peau. Mais le soleil a anéanti tous mes efforts. À la fin du tournage, nous étions tous noirs. Le film est donc tourné entièrement en décors naturels. Je voulais obtenir un effet naturel, pas du tout créer une ambiance, et surtout ne pas faire un film en costumes. Nos habits, je veux dire, tous les habits, sont les habits des gens, distribués ou accordés en fonction des couleurs. Nous avons voulu éviter l’effet cher au cinéma arabe sans moyens. Parmi une centaine de figurants, on reconnaît tout de suite l’acteur. C’est lui qui porte l’habit neuf, propre, repassé. Toutes les couleurs, les drapeaux (les fanions) sont finalement des objets fétichisés par les gens. Ces fichus, on les met sur la tête, on danse avec, on les met autour des hanches, etc. Dans mon film, ils deviennent, par leur couleur, les attributs des deux clans qui s’opposent.

M.L. : Le seul objet « étranger » est donc l’Arche…

M.C. : En effet, c’est le seul objet que j’ai fait construire. J’ai apporté des dessins et je l’ai fait construire sur place. J’ai essayé de rester au plus près de mon histoire. Le désert, cette partie de l’Algérie est d’une telle beauté que je ne voulais surtout pas tomber dans le « beau », dans le coucher de soleil « beau à pleurer », etc. Je voulais modestement raconter mon histoire, montrer des systèmes d’irrigation d’eau qui sont d’une ingéniosité rare et dont tous les habitants de l’oasis profitent sans exception. Je voulais montrer quelle désolation signifie cette lutte intestine sur ce plan précis, dans un système où la distribution d’eau est capitale pour la population, pour la survie de l’oasis, dans la lutte contre l’avancée du désert.

Propos recueillis par Heike Hurst
Locarno, août 1997.