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Sénégal

« Créer un mouvement social fort »

Le jeudi 10 septembre 1998.

Nous vous présentons la seconde et dernière partie de l’interview de Moussa Diop, militant éducatif et syndical sénégalais, qui avait paru la semaine dernière dans le Monde libertaire (nº 1130). Après avoir évoqué les différentes initiatives d’éducation populaire et d’alternative sociale qui se sont mises en place, suite notamment au désengagement de l’État sur le terrain social, nous évoquons cette semaine la question des luttes sociales et de l’état actuel du mouvement social.



Le Monde libertaire : Tu nous a décris une situation sociale dramatique marquée par un nombre important de jeunes se trouvant à la rue et d’un autre côté des éducateurs de rue qui comprennent la situation sociale engendrée par la situation économique et le régime politique et qui impulsent de nombreuses initiatives populaires au niveau de l’éducation, de la santé, de la vie quotidienne sur la base de l’auto-organisation et de la conscientisation sociale. Mais y a-t-il derrière tout ce mouvement d’alternative sociale, un engagement des syndicats, d’organisations politiques qui tendrait à mettre toutes ces initiatives en réseau ?

Moussa Diop : Non, en réalité les syndicats comme les organisations politiques ne s’investissent pas dans toutes les structures que nous avons évoquées (centre éducatif de quartier, « banque » des femmes, coopérative d’alimentation, atelier de recyclage…). Les individu-e-s s’investissent au niveau individuel, avant tout comme « citoyen », comme habitant d’un quartier même s’ils sont bien souvent membres d’une organisation politique ou syndicale. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’en 1973, il y a eu au Sénégal une espèce de grand Mai 68 qui a été le point de départ de la prise de conscience et de l’engagement de nombreuses personnes. La plupart des individu-e-s qui sont aujourd’hui moteur dans la plupart des initiatives que nous avons décrites sont issus de ce mouvement. Ce sont des musulmans, des trotskistes, des militants syndicaux, des ex-mao qui s’investissent sur le terrain social parce que leur formation politique ou syndicale ne le fait pas.

Par moment, lorsqu’il y a des situations d’urgences liées à la répression, comme des arrestations par exemple, nous sommes obligés d’interpeller les partis politiques progressistes afin qu’ils posent des questions au niveau de l’assemblée nationale. Au Sénégal, il y a une conception bourgeoise des droits de l’homme. Les associations de défense des droits de l’homme ne fonctionnent que quand les partis politiques démocratiques sont touchés par la répression. Quand les enfants meurent de faim ou sont emprisonnés, personne ne se préoccupe de leur situation. Je n’ai jamais vu une organisation des droits de l’homme visiter une prison sénégalaise et y dénoncer les conditions de détention.

On a de réelles difficultés à faire le lien entre l’investissement politique ou syndical et celui dans les alternatives sociales. Un de mes objectifs est d’amener les différents acteurs à mieux cerner les phénomènes d’ensemble et de les pousser à faire le lien entre tous les secteurs où ils sont investis. Il faut maintenant que les gens soient capables d’analyser la situation, d’étudier les problèmes qui se posent et de globaliser les réponses. Il y a forcément un travail de motivation à faire. Mais beaucoup de gens ont changé et évolué et de nombreuses personnes nous ont rejoint régulièrement. On a réussi à tirer beaucoup de travailleur de l’éducation. On a réussi à les impliquer dans les initiatives de ville, de quartier. Quand on me demande où s’arrête l’action éducative je réponds que ce n’est pas aux frontières des structures institutionnelles. Je n’ai pas de territoire, je suis un homme du Sénégal, un homme du monde. Quand il faut que j’intervienne, je n’ai pas besoin de m’emprisonner dans des territoires mentaux. C’est aussi cela créer et avoir une conscience politique.

ML : Justement, tu parles de conscience politique, de réussir à instaurer un rapport de force par rapport à l’État, nous voudrions que tu nous parles un peu des mouvements sociaux au Sénégal, quels sont les derniers événements ?

MD : Au Sénégal, depuis un certain temps, il y a ce qu’on appelle les politiques de régissement structurel. Ce sont des politiques dictées par la banque mondiale et le FMI. Elles imposent des lois anti-travailleurs et antisociales qui ont créé beaucoup de problèmes. Ces politiques ont cumulé avec une vague de privatisation. La SDE (Société des eaux) et la SNCF ont été privatisées. Depuis de nombreuses zones ne sont plus desservies par le chemin de fer. Cela pose notamment de gros problèmes de transport de marchandises dans les zones de forte production agricole. De même la privatisation de la SDE a provoqué une augmentation de 3 % du prix de l’eau. Si cela continue chaque année, dans 5 ans l’accès à l’eau potable sera très difficile. Si la privatisation de l’électricité a lieu cela sera le même problème. Aujourd’hui, il y a une lutte importante autour de cette question. Alors que l’État s’était engagé à ne pas vendre plus de 33 % de la compagnie nationale d’électricité, au dernier moment, tout a été bradé aux entreprises privées. C’est ce qui a déclenché une grève. ce qui est intéressant, c’est que le syndicat officiel, lié au pouvoir socialiste, la CNTS (Confédération nationale des travailleurs sénégalais) [1], est très largement minoritaire dans ce mouvement. Le syndicat qui mène très largement la grève est le SUTELEC. (Syndicat unique des travailleurs de l’électricité) qui est affilé à une union autonome qui n’est contrôlée par aucun parti politique. C’est ce syndicat autonome qui a pris en charge toutes les revendications des travailleurs. Mais avec le durcissement de la grève, l’État a décidé de liquider ce mouvement syndical. Une décision renforcée par le fait, que récemment la Banque mondiale et le FMI ont demandé qu’il y ait une paix sociale au Sénégal pour qu’ils continuent leurs investissements. C’est ainsi qu’à été enclenchée une dynamique de purification du mouvement social. Lorsque le SUTELEC a coupé le courant, juste après la Coupe du Monde de football car sinon la grève aurait été fort impopulaire, la presse d’État comme la presse privée qui pourtant est une presse libre souvent à l’avant-garde de pas mal de questions, ont tiré sur le mouvement. Il y a eu une forte décharge médiatique pour tourner la population contre le mouvement de grève. Le secrétaire de la CGT sénégalaise, proche du parti socialiste, est même monté au créneau pour dénoncer ce mouvement et demander que des sanctions soient prises car cette grève a empêché les commissariats de fonctionner normalement et a fait trop de mal à la population. L’État en a profité pour déclencher la répression, en s’appuyant sur de prétendus actes de sabotage, pour arrêter les dirigeants du syndicat autonome. L’UNSAS (Union nationale des syndicats autonomes sénégalais) [2], à laquelle est rattaché le SUTELEC a alors déclenché une campagne de soutien, en informant d’une part la population de la réalité de la grève, ses motivations et ses objectifs, et d’autre part pour réclamer la libération des militants emprisonnés. Il faut démontrer que cette grève est profondément populaire car les travailleurs se battent pur démocratiser l’accès à l’électricité, le droit à l’électricité pour tout le monde même dans les endroits les plus reculés. Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui au Sénégal. Lorsque j’ai quitté le Sénégal, une grande marche, organisée par les femmes des travailleurs, a été réprimée comme pratiquement toutes les marches de solidarité. Une quarantaine de femmes ont été arrêtés. À chaque manifestation il y a des arrestations. Non seulement on a arrêté 27 dirigeant syndicaux mais on les a aussi licenciés. Normalement, il faut enclencher un processus pour licencier des personnes emprisonnées. Maintenant que la grève est terminée, on a inventé des motifs qui ne tiennent pas pour licencier la plupart des militants.

ML : Pour terminer, peux-tu un peu mieux nous présenter les forces syndicales que tu as évoqué, l’UNSAS et la CNTS ?

MD : L’UNSAS est une union de syndicats de gauche radicale qui reconnaissent avant tout la lutte de classe. Au sein de cette Union, les travailleurs les plus importants sont les enseignants. Le syndicat autonome des enseignants a mené des luttes très dures. Il y a un an, il a remporté une longue lutte sur la question des retraites où il était suivi par l’ensemble de la corporation. Il y a quelques années, cette union représentait environ 25 % des syndiqués chez les fonctionnaires et aujourd’hui elle est suivie par l’ensemble du corps quand elle déclenche un mouvement. La CNTS par contre, qui est donc liée au pouvoir, représente l’illusion de l’engagement ouvrier. Elle a un discours ouvrier radical, très à gauche, mais elle a des pratiques pires que les pratiques droitières. Son leader est un ancien exilé de 1958 qui a négocié son retour au Sénégal en acceptant pas mal de choses. C’est un briseur de grèves et le grand artisan de la liquidation des syndicats autonomes.

La grande faiblesse du mouvement démocratique au Sénégal, de tous les gens qui se battent pour une vrai citoyenneté, pour le respect, mais aussi pour tous les peuples du monde c’est que les différents acteurs ont des problèmes pour lier tous les espaces de luttes. S’ils pouvaient se rencontrer, se coordonner, définir des projets communs, cela pourrait créer un mouvement social fort. Pour ma part, c’est ce que je tente de faire avec les gens des quartiers.

Propos recueillis par David
groupe Durruti (Lyon)


[1Qui n’a aucun rapport de loin ou de près, en dehors du sigle, avec la CNT anarcho-syndicaliste et syndicaliste révolutionnaire, d’Espagne ou de France.

[2Là aussi rien à voir avec l’UNSA français de tendance corporative et réactionnaire.