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L’Agriculture au carrefour du capitalisme et du féodalisme

Le jeudi 17 septembre 1998.

Jusque dans les années 1960, le nombre élevé d’agriculteurs et la dispersion géographique laissent au secteur d’activité agricole une certaine autonomie : dans les méthodes utilisées, dans le choix et les volumes de production. Aujourd’hui, celui qui tente de se soustraire aux impératifs du système en place se condamne lui-même à la galère.

Une élimination programmée

Pour une poignée d’individus, l’industrialisation de la production agricole ouvre des perspectives gigantesques. Désormais, pour le matériel, toujours plus grand, plus puissant (et plus cher), les petites parcelles constituent un obstacle, les exploitations de taille réduite sont sans attrait. Dès la loi d’orientation agricole des années 1960, l’élimination des petits agriculteurs est programmée : le système aidera ceux qui serviront ses intérêts ; il écrasera ceux qui n’entreront pas dans ses normes.

Les chiffres sont sans ambiguïté. 2 300 000 exploitations en 1955, moins de 700 000 aujourd’hui. 55 000 exploitations ont disparu, en France, entre 1995 et 1997. La population active agricole représentait 24,4 % de l’ensemble des actifs en France en 1960, 6,1 % seulement en 1993. Tous les secteurs sont atteints : alors que la production de porcs augmente, le nombre d’éleveurs chute de 13 % entre 1995 et 1997 : tandis que les poulaillers s’agrandissent, le nombre d’éleveurs de volailles diminue, dans la même période, de 12 %. 40 % des producteurs de légumes et 20 % des arboriculteurs ont disparu entre 1990 et 1997.

Des moyens efficaces

L’objectif à atteindre est fixé : le système capitaliste n’a besoin, à l’horizon 2010-2015, que de 300 000 exploitations. Il lui suffisait de mettre en place des moyens fiables pour éliminer régulièrement une partie des agriculteurs en leur rendant les conditions de travail de plus en plus difficiles : des prêts obtenus laborieusement et à des taux peu avantageux, des subventions réduites, des remembrements plutôt défavorables, tracasseries, chantage…

L’arme la plus redoutable (liée à la puissance financière) reste l’attribution des terres. En théorie, la mise en place des SAFER (sociétés d’aménagement foncier et rural), avec les droits de préemption et de réexamen des prix de cession, est censée freiner les concentrations abusives et les baux de complaisance. En fait, lorsque les terres libérées sont examinées en Commission départementale d’orientation agricole (CDOA), tout est joué : la magouille, le copinage, les montages sociétaires bidons, la cogestion de la FNSEA (qui a réussi le tour de force de faire croire qu’elle défendait l’ensemble des agriculteurs : comme si le sort d’un céréalier de la Beauce et d’un petit éleveur étaient comparables) ont fait leur œuvre. Les jeunes en quête de terres pour s’installer ou les petits exploitants cherchant à conforter leur situation en sont pour leurs frais. Des sociétés qui jonglent avec les lois, et surtout avec les lacunes de la législation, accélèrent le démembrement de fermes viables au profit de « chasseurs de primes ». En cinq ans, deux frères se sont appropriés 600 ha de terre sans qu’aucune demande d’autorisation d’exploiter n’ait jamais été déposée ! Cette concentration qui s’accentue pénalise l’emploi et déséquilibre l’aménagement du territoire.

Les nouveaux saigneurs [1] : retour au féodalisme

La fraude, la corruption, les mécanismes financiers permettent la constitution de véritables fiefs. Quelques chiffres suffisent pour comprendre. 80 % des subventions distribuées sont accaparées par 20 % des agriculteurs (et pas ceux qui en auraient besoin). Les exploitations du Bassin parisien perçoivent les plus gros montants d’aides car elles disposent à la fois de vastes superficies et de forts rendements ! 10 % des exploitations ont plus de 100 ha et détiennent 40 % des surfaces. Il est effectivement facile, avec l’aide de l’argent public, de déposséder les plus vulnérables de leur outil de travail !

Ainsi de véritables rentes de situation se sont créées. Une faible minorité bénéficie de conditions de travail favorables : 4 à 5 h par jour (pendant que d’autres effectuent 12 à 15 h) grâce au matériel sophistiqué, et de conditions de vie luxueuses. Certains agrandissent même leur élevage pour se distraire !

La terre aux mains des firmes : l’expansion du capitalisme

La libéralisation accrue de l’agriculture dans le cadre de l’organisation mondiale du commerce aggrave la subordination des agriculteurs à des organismes dont le contrôle leur échappe totalement. L’agriculture industrielle, « intégrée » (dans une filière agro-industrielle) illustre parfaitement cette dépendance. Un exemple suffira pour comprendre le fonctionnement des contrats d’intégration. Dans le cas précis d’une porcherie de 450 places, la marge de l’engraisseur en rémunération de son travail oscille autour de 10 FF par porc, celle de l’intégrateur se situe à 90 FF, et ceci sans aucun risque puisque les contrats les font supporter, exclusivement, à l’engraisseur intégré !

Dans le cas de la volaille, un exemple récent illustre l’absurdité (et le piège pour l’éleveur) d’une économie tournée vers le profit, d’une production qui prétend orienter la consommation. La saturation du marché européen en dindes et poulets (due a la multiplication des gros élevages) conduit le groupe Bourgoin à revoir à la baisse le contrat des éleveurs. Moins 10 centimes par kilo engendre une baisse de revenu comprise entre 18 000 et 24 000 FF par poulailler ! Chez Doux, numéro un européen de la volaille, la baisse est plus subtile : on livre un aliment de moins bonne qualité, les poulaillers restent vides plus longtemps, la manutention des conteneurs lors du ramassage passe à la charge de l’éleveur… Il est si facile, après avoir privé un producteur de son autonomie, de lui imposer ses conditions !

Les profits des firmes agro-alimentaires se réalisent sur le dos des salariés à un point tel qu’elles ont de plus en plus de difficultés à recruter. Les employeurs ne cessent de solliciter les agences d’intérim. Une entreprise offre une prime de 2 000 FF à chaque salarié qui en trouvera un autre ! Petits salaires, conditions de travail pénibles, cadences infernales, impossibilité de revendiquer par crainte de représailles : faut-il s’étonner de voir des jeunes recrutés le matin quitter l’atelier au bout de quelques heures ?

Et quel est le véritable enjeu de l’alimentation transgénique, au-delà des risques biologiques, sinon la mainmise des grands groupes de la chimie, des semences, de l’agro-alimentaire, leur volonté de contrôler tout. Le cheminement de notre nourriture, de la production à la distribution. Ne voit-on pas, aujourd’hui, certaines grandes surfaces, non satisfaites de dicter leur loi aux fournisseurs, racheter des élevages ?

Une économie de servitude

Dans le cadre d’une réorientation de la politique agricole française privilégiant l’approche territoriale et environnementale, façon gauche plurielle revue et corrigée organisation mondiale du commerce, un nouvel outil est en train de naître, le CTE, contrat territorial d’exploitation. Fondé sur la contractualisation et l’incontournable multifonctionnalité, il implique, évidemment, un partenariat économique avec les industries agro-alimentaires et la grande distribution.

Gageons que ce type d’emplois va très vite rejoindre la gamme du nouveau secteur professionnel en expansion : le service à domicile, qui place à la libre disposition d’une classe sociale de nantis une cohorte de valets, de domestiques, c’est-à-dire une « économie de servitude ». Les petits exploitants qu’on aura mis sur la paille ou les jeunes qu’on aura empêché de s’installer n’auront que l’embarras du choix : chômeur, salarié de l’entreprise agro-alimentaire du coin, larbin du seigneur local, jardinier pour citadin friqué.

Pour conclure, reconnaissons que la paysannerie a toujours joué un rôle fondamental dans les grands mouvements sociaux (il a fallu la suprématie de la FNSEA pour que le monde agricole rompe l’unité d’une « classe ouvrière et paysanne »). Ce serait une erreur de négliger l’agriculture et le milieu rural. La construction d’une société anarchiste, la mise en commun des terres se préparent de loin. Défricher le terrain révolutionnaire commence aujourd’hui par l’information auprès du public des politiques agricoles conduites, la dénonciation des combines visant à fragiliser les plus faibles, l’opposition aux projets délirants de 5 000 porcs ou 200 000 pondeuses, la révolte quand l’État s’apprête à prendre en charge le montant des dégâts (plus de dix millions de francs) occasionnés par des producteurs de légumes aisés, la résistance aux exigences des marchés… pour ne pas voir naître en France un mouvement des paysans sans terre. Et si le vrai changement émergeait du monde rural, en cassant l’absurde logique de concentration qui caractérise le système capitaliste !

Jean-Pierre Tertrais
groupe La Commune (Rennes)


[1Allusion au livre de Camille Guillou Les saigneurs de la terre, Albin Michel 1997.