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Corse

Ça mijote !

Le jeudi 25 janvier 1996.

Le rapport de la mentalité française à la Corse demeure un rapport profondément colonial.

Il y a la réalité intangible, la situation de violence généralisée de la société corse, du fait de son histoire retrouvée et de l’anéantissement progressif des structures d’Etat (qui pourtant y sont plus fortes en hommes et en moyens que n’importe où ailleurs). Et il y a la réalité souhaitée depuis le mitterrandisme, qui dépêcha en Corse, en 1983, le superflic Broussard, dont la mission fut de gangstériser le problème corse. Broussard reconnaîtra quelques mois plus tard qu’il est inadapté face à une situation qui est politique. Et il s’en ira.

Mafia ?

Il faut noter que l’installation du phénomène dit de « mafiosisation » précède la déliquescence des structures d’État. Il a été et est encore appelé de ses vœux par l’État lui-même, en raison de son impuissance à enrayer le mouvement de réappropriation de la souveraineté.

Le banditisme corse, qui n’a pas que des aspects de grandeur, puise sa force dans une résistance paysanne à la conquête des armées du roi, puis de la République. Il est à la base de l’image indélébile du corse truand ou pas loin de l’être, dans la mentalité collective française. Image que l’on n’en finit pas d’opposer de façon intéressée à toute tentative d’émancipation nationale.
Alors que la répression politique battait son plein depuis Aléria [1], la police et la justice ont laissé au contraire le milieu, les trafiquants de drogue, les spéculateurs œuvrer en quasi-impunité, faire leurs affaires et s’entretuer librement. Il s’est avéré que le milieu n’a pu être retourné contre le mouvement national, en raison d’un phénomène de corsitude partagée. La société, elle, ne s’en est pas moins désagrégée sous l’action de la violence politique et de ladite « mafiosisation ». Il faut préciser l’abus que nous voyons dans cette théorie policière relayée complaisamment par les médias, ceci depuis des années.

Il y a mafia quand il y a une action concertée de truands, d’hommes politiques et de représentants de l’administration. Les forts en plume et les verbeux de la société du spectacle ont-ils établi au grand jour ces liens ? L’État français serait-il alors corrompu en Corse, au travers de ses représentants ? La classe politique corse se sait-elle une représentation du banditisme organisé ? Même si des brebis galeuses existent de part et d’autre, on ne peut pas dire qu’il y a une société occulte qui impose sa loi.

Il semble d’ailleurs plus vraisemblable, à la lecture de l’histoire de la Corse, qu’une bande mafieuse ne puisse s’y installer et s’emparer de la société, mais qu’en revanche plusieurs bandes rivales agissent pour leur propre compte, puissent faire régner la terreur et, à un moment où leur pression est trop forte, en rançonnant par exemple, être rejetées par la communauté, voire liquidées physiquement.

Négociation ?

Nous écrivions en ouverture que le rapport de la mentalité française à la Corse demeure un rapport profondément colonial. Souvenons-nous des émissions récentes comme Envoyé spécial, à l’automne 1995 : alors que les assassinats politiques se succédaient, il était question de réduire le phénomène de la lutte de libération nationale à un phénomène de banditisme généralisé.

La logique républicaine est une logique d’enfermement libre, puisqu’on est en démocratie : vous devez appliquer nos règles ; vous êtes libres de ne pas vous échapper.

Lors de l’émission « Polémiques », en direct d’Ajaccio, le 14 janvier dernier, Jean-Marc Leccia, de FR3-Corse, dit : « On peut contester l’apparition d’hommes armés », en référence à la conférence de presse du FLNC-Canal historique, tenue le 12 janvier, en présence d’un demi millier de militants armés et cagoulés, quelques heures avant la venue du ministre de l’Intérieur. Michèle Cotta lui coupe la parole : « Comment, on peut ? Il faut le contester ! » Et Leccia continue normalement son intervention. Voilà une anecdote qui montre combien les choses sont ressenties différemment. Il s’agit bien de deux réalités, de deux pays. Et de le dire ne peut offenser aucun grand principe, et sûrement pas celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Oui, en Corse, il y a une légitimité de la lutte armée. Et il est pour le moins injuste d’accuser Debré de complaisance… Il est difficile aujourd’hui aux journalistes, qui ont adopté pendant tant d’années les thèses policières, de comprendre que l’on puisse négocier avec des bandits, que le gouvernement de la République pactise avec des terroristes.

Alors que la classe politique se divise sur le procédé Debré de négocier en secret dans le dos des élus avec le FLNC. D’aucuns se plaisent à rappeler que le cabinet Joxe négocia déjà et qu’il n’y a pas de méthode Debré, mais que l’on applique ici la méthode Pasqua qui, sous le gouvernement Balladur, aurait ouvert la porte au FLNC et lui donna des gages par des échanges de courriers publiés en réponse à la demande d’obtention pour la Corse d’un statut DOM-TOM (article 74 de la Constitution). C’était d’ailleurs là la reconnaissance de l’échec de la politique de répression et sa fin, au moins jusqu’à aujourd’hui.

La confusion

La visite de deux jours de Debré en Corse, les 12 et 13 janvier, a créé un véritable électrochoc sur les élus corses, qui se sont sentis court-circuités, diminués, voire exclus des tractations secrètes qui auraient bien lieu entre l’État et le FLNC. Mais dès le mardi 16 janvier, les parlementaires de la Corse sont reçus à Paris par Juppé, en présence de Debré. « Amstrad » remet tout en place, et les élus, comme à l’accoutumé, depuis 20 ans sortent rassurés par les propos du premier ministre. Mais cette fois-ci sans un sourire de satisfaction. La Concolta, sur la même ligne que le FLNC, dit s’en tenir aux seuls propos de Debré. Qu’en est-il de la tactique du gouvernement. Est-elle arrêtée ? Juppé aurait-il désarmé son ministre ? Debré a laissé entrevoir à Ajaccio la dissolution des conseils généraux, la structure clientéliste du clan par excellence. « J’entends également, mais ce n’est pas nouveau, qu’on évoque aujourd’hui l’empilement des structures territoriales et des administrations sur un espace géographique très étroit […], l’objet serait de simplifier les structures et d’alléger les coûts sans réduire la démocratie locale. » Pour Juppé, ce serait non !

Tout le monde pensait qu’il y avait de l’article 74 dans l’air. « La loi de 1991 a poussé très loin le particularisme corse. Le système fonctionne-t-il de façon satisfaisante ? Sans doute est-il susceptible d’améliorations, le gouvernement ne s’y opposera pas. » Pour Juppé, ce serait encore non, aucune avancée institutionnelle.

Sur la culture, la porte est déjà refermée, et la France n’a toujours pas signé la Charte européenne des langues minoritaires. Juppé se contente de rester dans l’économie, avec la confirmation de l’établissement dans le temps du règlement des charges pour les entreprises. Et puis « il y a le point majeur de ce qui doit être notre action », qui devrait faire réfléchir tous les syndicalistes français et ceux qui luttent ; là, pas de souci, Juppé n’a pas envie de reculer. À l’usage, en premier lieu pour la Corse, l’instauration d’un service minimum en période de grève, qui pourrait être étendu partout ailleurs. Connaissant les méthodes et les buts de Juppé et Chirac comment ne pas le penser ?

Il est vrai que la solution de faillite économique de la Corse tient en partie aux grèves à répétition de la CGT marins et dockers, qui isolent périodiquement l’île. Là encore, l’insularité exige peut-être un statut particulier, mais attention à l’extension du terrain d’essai aux catégories de transport en France.

La question corse est loin d’être refermée. Car déjà le 17 janvier, le porte-parole du gouvernement, Lamassoure, parle de rétablissement de l’ordre en Corse (une question non abordée par Debré). L’État ferait bien de prendre garde à annoncer des ouvertures fictives, pratiquer le mensonge, faire des doubles discours et peut-être, comme on en a le sentiment, d’avoir à faire à un tandem de cloches au pouvoir, faisant de la politique à la petite semaine.

FRED ANTONI


[1Il suffit de voir déjà en 1975, au temps du régionalisme autonomiste de l’ARC, le dispositif militaire disproportionné employé contre l’occupation armée d’une cave viticole, en pleine campagne.