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Louis Lecoin

juillet 1971.

Parler de lui, c’est parler de toute l’histoire du mouvement anarchiste du début de ce siècle à nos jours.

Pas un événement d’importance auquel il n’ait été mêlé, pas une grande affaire à laquelle il n’ait collaboré lorsqu’il n’en était pas l’instigateur.

Parler de Lecoin, c’est parler de l’affaire Ferrer, c’est parler de son refus (lors de son service militaire), de marcher contre la grève des cheminots de 1910, c’est parler de la CGT antimilitariste d’avant 1914, de la Fédération communiste anarchiste dont il fut secrétaire, c’est parler de l’opposition à la guerre qui venait, et qui lui valut une arrestation en novembre 1912 qui devait durer huit ans, c’est parler du tract « Imposons la paix » rédigé et diffusé durant un court entracte entre la première prison que lui avait valu sa campagne d’avant-guerre et la seconde où le conduisait son refus de participer à la tuerie ; parler de lui, c’est parler du mouvement syndicaliste et du congrès de Lille de 1921 où, face aux nervis, il sortit son revolver et tira dans le plafond puis braqua son arme sur les inscrits maritimes venus interdire le droit de parole aux minoritaires ; parler de lui, c’est parler de la création de la CGTU où s’affrontèrent anarchistes et communistes jusqu’à l’assassinat du camarade Poncet par ces derniers lors du meeting du 11 janvier 1924 à la salle de la Grange aux Belles, parler de lui, c’est parler de la défense de Cottin (celui qui sans l’atteindre avait déchargé son revolver sur le monstre Clemenceau, et qui, depuis, croupissait dans sa cellule menacé par la démence) ; parler de lui, c’est évoquer l’affaire Philippe Daudet qui s’était présenté aux camarades anarchistes sans dévoiler son identité et sa parenté avec le royaliste Léon Daudet, lequel appelait chaque jour à la guerre, au racisme et à la dictature, son fils Philippe devait être retrouvé sans vie ; « L’Action française » après avoir parlé de la mort naturelle de l’enfant du directeur, accusait la police d’avoir camouflé son assassinat en suicide. la chose est probable et nos camarades Pierre Lentente et May Picqueray qui ont vécu l’aventure sont affirmatifs sur ce point, c’est chez Charles d’Avray que ce jeune homme exalté d’une indéniable intelligence et d’une sensibilité tourmentée passa sa dernière nuit ; de l’avis unanime il était en révolte permanente contre sa famille et prêt à renouveler le geste historique des Brutus face aux tyrans, son cadavre avait été retrouvé dans un taxi à la hauteur de la prison Saint-Lazare où Germaine Berton était emprisonnée. Rappelons que cette jeune fille, faute d’avoir pu rencontrer Léon Daudet avait tué Plateau son sous-fifre et refusait d’être défendue. Lecoin de sa prison (il y était encore) lui demanda de revenir sur sa décision et lui indiqua Henry Torrès pour la défendre ce qui nous valut un des grands procès de ce demi-siècle et l’acquittement de notre camarade.

C’est dans cette époque, où les anarchistes avaient les honneurs de l’actualité, que les compagnons soutinrent la gageure de faire paraitre quotidiennement Le Libertaire. Lecoin en était, cela dura deux ans.

Parler de lui, c’est parler de ces deux affaires qui se déroulèrent presque simultanément : « L’Affaire Ascaso, Durruti, Jover » et « L’Affaire Sacco et Vanzetti », ceux-là incarcérés en France et frappés d’extradition, ceux-ci emprisonnés depuis 1920 dans l’État du Massachusetts et malgré leur innocence promis à la chaise électrique. Si, grâce aux comités créés pour les libérer et les sauver les premiers furent rendus à la liberté, les efforts des compagnons ne purent arracher Sacco et Vanzetti à leur supplice après sept années d’emprisonnement, calvaire auprès duquel, comme le disait Le Meillour, celui de Jésus ne fut qu’une bagatelle.

Parler de Lecoin, c’est parler des démarches, meetings, manifestations, qui se poursuivirent avant comme après l’exécution des deux innocents et notamment lors du congrès de l’« American Legion » où, déguisé en militaire, il alla crier « Vivent Sacco et Vanzetti » dans la grande salle du Trocadéro.

Parler de lui, c’est parler de la Révolution espagnole et de la création du Comité pour l’Espagne libre qui deviendra la section française de « Solidarité internationale antifasciste » et dont avec Faucier il sera l’âme. Faut-il rappeler qu’il combattait avec une semblable énergie et la montée du fascisme et l’approche de la guerre dont la menace se précisait de jour en jour.

Parler de lui, c’est parler du Centre syndical d’action contre la guerre (qui évoque les noms des camarades Juin et Faucier) et qui connaitra les honneurs de la poursuite pour son affiche « Mobilisation générale pour la paix » dénoncée par L’Humanité, en appelant au gouvernement pour mettre au pas ces « trouble-fête ». Elle allait éclater la fête et durer six ans, six ans de misères matérielles et morales où l’on verrait les cocos changer deux fois de camp, se redécouvrir une tripe défaitistes-révolutionnaire en 1939 pour se revendiquer ensuite d’être le grand parti des fusillés, filer comme déserteur à Moscou à la déclaration en la personne de Maurice Thorez pour réapparaitre en super-patriote, tondeur de filles à la Libération.

Lecoin, lui fit montre de moins d’imagination et de diversité, le centre « de liaison contre la guerre » ultime tentative ayant été balayée avec le reste, sous le vent de crime et de folie, assisté de Dremière et Faucier (son éternel compagnon), il va lancer son tract « Paix immédiate » qui lui vaudra une nouvelle incarcération et le lâchage d’une partie des cosignataires. Cela lui vaudra une fois de plus la prison, via les geôles de Gurs et de Nexon. Cela le mena ainsi que Louzon son codétenu à septembre 1941 ; et puis la paix revint car toute guerre a une fin.

Lecoin approchait de la soixantaine, l’âge de la retraite, mais y a-t-il une retraite pour un militant ? Et sous son impulsion en octobre 1948 paraissait la revue Défense de l’homme qui sous la direction de Dorlet poursuit toujours sa carrière ; Défense de l’homme un titre qui se passe de commentaires.

Nouvelle épreuve dans la vie du vieux lutteur, irrémédiable celle-là : la perte de sa compagne. Va-t-elle mettre un terme à sa vie militante ? Non, il quitte la Provence où il s’est établi, confie Défense de l’homme à son compagnon Dorlet et vient se retremper à paris dans l’ambiance des camarades.

Il veut fonder un journal pacifiste : La Patrie humaine d’avant-guerre n’est pas ressortie de ses cendres ; quelques années plus tôt l’affaire Garry Davis avait rallumé l’esprit pacifiste sur ce pays, frappé par le chauvinisme imbécile qui est le lot de la victoire. Lecoin y avait participé avec tout le mouvement libertaire et le « Cartel international de la paix » qui devait disparaitre pour faire place aux « Forces libres de la paix ».

C’est donc Liberté que lançait notre ami, journal qu’il voulait hebdomadaire et qui ne put maintenir cette parution en raison de l’apathie populaire contre laquelle nombre de compagnons l’avait mis en garde.

Mais un journal était pour lui avant tout le support d’un campagne ou plusieurs, la plus vaste et qui lui valut la plus grande réussite fut celle pour le statut d’objecteur de conscience, après une grève de la faim entamée le 1er juin 1962 et qui devait se terminer le 22 juin sur l’assurance que la loi allait être votée.

Ving-deux jours de grève de la faim, appuyée par des articles, des tracts, des affiches et des manifestations. Il nous faudrait trop de place pour citer toutes les organisations amies et tous les amis (souvent des anonymes) qui y ont aidé. De toute la grande presse, La Canard enchaîné est en tête, les autres suivront et puis il y a tout le mouvement et la presse libertaire et pacifiste, notamment « Les Forces libres de la paix » citées plus haut et qui sans argent, avec leur seule volonté, sortent un placard « Sauvez Lecoin » collé dans tout Paris et expédié dans toute la France. C’est la Fédération anarchiste qui met à la disposition son local où de jour et de nuit se tient une permanence, souvenez-vous mes compagnons, civilistes, espérantistes, pacifistes, anarchistes (tous adhérents aux Forces libres de la paix) venus à toute heure chercher le pot de colle et les affichettes pour en recouvrir Paris, souvenez-vous les rassemblements devant l’hôpital où se trouvait Lecoin, souvenez-vous nos défilés à travers la capitale et les allocutions publiques aux entrées de métro. Bref le 22 juin consacrait le succès de la lutte de notre vieux compagnon et la fin de son martyre.

Après cela, ce fut d’autres campagnes, moins heureuses, contre le régime franquiste, pour l’abolition de la peine de mort, en faveur de la contraception et enfin pour le désarmement unilatéral, campagne qui reste à poursuivre et dont notre vieux Lecoin laissa l’héritage aux compagnons libertaires et pacifistes à charge pour eux d’en propager l’idée et d’en assurer le déroulement.

Dans ce grand survol de plus d’une demi-siècle, ai-je assez parlé de toi vieux camarade ? Ne l’ai-je pas fait en parlant de tout ce qui te fur cher, de tout ce que tu as contribué à créer ou à enrichir ?

Mais l’homme ? Venons-y.

Ta qualité maîtresse me semble être ta volonté, volonté farouche, inflexible qui te permit de tenter l’impossible en des heures désespérées, de croire à l’incroyable et de parvenir à des réussites alors que dans tes lancements tu pouvait être taxé de naïveté à force d’optimisme et d’assurance.

Tu t’es trompé parfois, mais qui ne se trompe pas, et tes réussites n’effacent-elles pas tes échecs ?

L’on a pu te reprocher aussi tes compromissions avec des hommes bien lointains des anarchistes et là-dessus il faut s’expliquer comme tu l’aurais fait toi-même.

Autant il importe d’être catégorique dans ses convictions autant cela doit disparaitre lorsqu’il s’agit de sauver des vies humaines où même une seule vie humaine.

Et puis notre rôle n’est-il pas d’aller à ceux qui ne pensent pas comme nous, non pour leur faire des concessions mais pour les amener à nous en faire, non pour nous placer à leur niveau mais pour les élever au nôtre.

Du reste ne peut-on être tout à la fois de la plus rigoureuse intransigeance lorsqu’il s’agit du fond même de nos idées, et de l’esprit le plus large lorsqu’il s’agit de nos rapports humains ? N’est-ce pas par ce comportement que nous pouvons imposer celles-là, tout au moins leur assurer le respect de ceux qui n’ont encore pu les atteindre.

Autre choses me frappe dans la vie de Lecoin, autre chose qui ne lui est pas propre et qui semble l’apanage de toute la famille anarchiste en une certaine époque, le lignage dans lequel étaient tenus anarchie et pacifisme et qui fit que dans nos milieux, qu’ils soient individualistes, collectivistes ou syndicalistes, l’antimilitarisme était de rigueur ; qui fit que toute lutte sociale ne perdait pas de vue le danger permanent d’une guerre et le péril qu’il représente, tant pour la révolution elle-même que pour la paix.

Il fallut le bolchevisme et les appellations de « petits-bourgeois » pour que des anarchistes à leur étrange façon, ayant fait les poubelles des moscoutaires, y ramassâssent, pour en insulter les pacifistes, les épithètes dont nous avaient gratifiés les usurpateurs de la révolution russe.

Pour nous consoler d’aussi pitoyables personnages qui, sous couvert d’anarchie, conspuent les pacifistes, nous avons le réconfort d’un Louis Lecoin dont même s’il n’est plus, nous reste le souvenir.


Sacco et Vanzetti nous rappellent un chef-d’œuvre littéraire publié en 1931 chez Bernard Grasset :

Lettres de Sacco et Vanzetti, 1921-1927 dans la collection « Les Écrits ».

Quarante ans après, nous relisons ces lettres et les trouvons toujours actuelles. Nous en tirons cette déclaration de Bartolomeo Vanzetti après sa condamnation, le 9 avril 1927.

« Si cette chose n’était pas arrivée, j’aurais passé toute ma vie à parler au coin des rues à des hommes méprisants. J’aurais pu mourir inconnu, ignoré ; un raté. Maintenant nous ne sommes pas des ratés. Ceci est notre carrière et notre triomphe. Jamais, dans toute notre vie, nous n’aurions pu espérer faire pour la tolérance, pour la justice, pour la compréhension mutuelle des hommes ce que nous faisons aujourd’hui, par hasard. Nos paroles, nos vies, nos souffrances, ne sont rien. Mais qu’on nous prenne nos vies, vies d’un bon cordonnier et d’un pauvre crieur de poisson, c’est cela qui est un tout ! Ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre triomphe. »