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Un écrivain antimilitariste s’est éteint

Yves Gibeau a fini sa guerre

Le jeudi 3 novembre 1994.

Yves Gibeau est mort le 14 octobre à Roucy (Aisne), où il s’était installé depuis quinze ans.

Né en 1916 à Bouzy, près de Craonne, d’un père fantôme, fusilier marin disparu tout aussitôt dans la guerre, il est reconnu par son père adoptif, militaire de carrière, sergent de la coloniale devenu adjudant et ne jurant que par l’uniforme.

Dans son roman Allons z’enfants (Calmann-Lévy, 1952), dont Boris Vian encouragea largement la publication, qui fut un succès de librairie, et qu’Yves Boisset mit à l’écran, Gibeau raconte son éducation d’enfant de troupe : « Il y a quatre ans que j’endure cette vie qui n’est pas faite pour moi. Quatre ans qu’on me force à ramper, à lécher les bottes, à saluer des hommes bêtes, méchants, malpropres… À me tenir au garde-à-vous devant eux comme un esclave… J’avais treize ans quand mon père m’a mis aux enfants de troupe, et je n’imaginais pas du tout ce que c’était… Moi, je pensais à un collège où j’étudierais pour me préparer un avenir comme tous les autres, un avenir que j’aurais choisi… Mais là, une fois entré, c’était plus possible de s’en aller. Il fallait être militaire jusqu’au bout des ongles, jour et nuit, et le rester toute son existence. J’ai tâché de m’évader, une fois… Mon père m’a ramené le lendemain à la caserne et il m’a battu devant les officiers, tellement qu’il rageait et pour qu’ils n’hésitent pas, eux, à me corriger encore. »

Nommé, bien malgré lui, brigadier-chef, Gibeau s’interroge : « Rien ne l’autorisait, pensait-il, à régner sur des hommes qu’on avait par force privés d’une existence normale, arrachés de leurs habitudes, de leur métier, de leurs affections, en prétextant de hauts et nobles desseins, en leur claironnant aux oreilles, non sans ironie, les mots-clefs d’indépendance et de liberté, alors qu’il s’agissait principalement de légitimer la corporation des gradés de carrière et d’assurer à ses membres, le plus longtemps possible, leur seul et positif idéal…

S’arroger le droit de gouverner ses semblables, de détruire en eux toute dignité, tout amour-propre, toute décence, toute délicatesse, toute notion d’individualité, de tact, d’élégance morale, chercher à les avilir, à les domestiquer coûte que coûte, en matant, de la bonne manière, leurs tentatives de révolte, c’est témoigner une impudence, une prétention sans borne, se croire élu sur terre et concurrent du prétendu maître, renier tout progrès, toute civilisation, s’identifier, mais avec moins de courage et plus d’hypocrisie, à la race des seigneurs pour qui les serfs et les valets étaient censés ne posséder ni âme, ni cœur, ni cerveau… »

La plupart des livres de Gibeau traduisent cette hantise de la chose militaire et son horreur de la guerre.

Le Grand Monôme (1947), c’est la vie des prisonniers de guerre dans un camp allemand. …Et la fête continue (1950) relate la « réadaptation » d’un prisonnier libéré, perdu dans Marseille en 1941.

Dans Les Gros sous (1953), Gibeau raconte l’exode d’un village ardennais en 1940. Et dans La Guerre c’est la guerre (1961), il nous présente un cas de désertion en 1940.

La Ligne droite (1956) met en scène un des meilleurs coureurs à pied de l’avant-guerre, mutilé sur le champ de bataille, qui a préféré se retrancher dans l’anonymat. Son entraîneur le retrouve, lui redonne goût à la vie, et parvient à en refaire un athlète.

Après la guerre, Camus introduira Gibeau au journal Combat, où il sera critique. Il deviendra correcteur, surtout à L’Express, et se retirera plus tard dans un ancien presbytère de la campagne champenoise, à côté de ce fameux Chemin des Dames, champ de massacre de la Première Guerre mondiale, qui ne cessera de le poursuivre et à propos duquel il écrira d’ailleurs un livre. C’est là qu’il accumulera une énorme bibliothèque consacrée à la guerre, des films, mais aussi une étonnante collection de romans populaires que son grand-père lui avait appris à aimer et qui avaient été un des rares souvenirs lumineux de son enfance.

C’est aussi à Roucy qu’il écrira, après un long silence, son dernier livre : Mourir idiot (1988).

Mourir idiot n’est pas un roman, malgré la mention de l’éditeur, plutôt un constat. Gibeau a 72 ans, il fait le point, sans illusions. Il a choisi de s’installer sur cet ancien champ de bataille, à côté des patelins où sa famille a vécu, a « déménagé plus de trente fois, essayé des tas de métiers ».

Il revisite les nombreux endroits qu’il a habités, il a besoin de tout revivre.

« Maintenant qu’il me reste plus grand-chose en illusions, en dignité, en pudeur. Que les yeux pour pleurer, comme elle aurait dit ma mère […] un temps arrive où on sait que rabâcher sa vie, ce qu’il vous en reste de bon ou d’estimable. Et qui vous console un peu d’en attendre plus rien, que des remords et des larmes. »

Dans les dernières pages, Gibeau raconte son suicide raté. Mourir idiot n’est pourtant pas un livre amer. Derrière cette lucidité de l’auteur, cette noire ironie, ce parti-pris de tout dire, de se regarder dans un miroir, vibre une sensibilité d’écorché, de révolté permanent, et un ton qui lui appartient en propre, un ton qu’on n’oubliera pas.

Il avait demandé à être enterré dans le cimetière de Craonne, au côté d’un soldat allemand qui aurait été enfoui là, à la hâte, en 14-18. En creusant sa tombe, les fossoyeurs sont tombés sur une douille d’obus de 75 mm.

« Tout autour du bled où j’habite maintenant, écrivait-il, près du Chemin des Dames, c’est farci de cimetières. Je suis entré dans tous. »

Jean-Pierre Canon