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Éditorial du Hors-série nº 56

juillet 2014.

Ado, j’étais jaloux d’Igor… Sévèrement jaloux. Igor était beau, intelligent, Igor était aussi un vrai sportif. À 17 ans, il jouait de la guitare comme un dieu (avec plusieurs concerts à son actif) pratiquait le karaté à haut niveau (il venait d’obtenir sa ceinture noire) et s’en sortait au lycée sans vraiment trop forcer (histoire qu’une mauvaise réputation de « bon » élève ne lui colle pas aux basques).

Et en même temps, je ne pouvais m’empêcher de l’aimer, Igor. C’était mon pote. Mes premières cuites, mes premiers pétards, mes plus belles soirées s’étirant jusqu’au matin… À chaque fois il était là, partageant avec moi fous rires, rencontres improbables et découvertes incongrues.

Parce que Paris était bien trop petit pour lui, Igor a fini par faire son sac et s’est envolé vers d’autres pays, d’autres histoires. À cette époque, les réseaux « sociaux » n’étant pas développés, on s’est plus ou moins perdus de vue. Plusieurs années passent, et je finis par retomber sur Igor en bas de chez ses parents. Il sortait juste d’une hospitalisation à Sainte-Anne. Pour ce qui semblait être un « épisode de bouffées délirantes ».

Je n’ai pas cherché à en savoir plus, mais ce qui était sûr, c’est qu’ils me l’avaient massacré, mon Igor : il avait pris plus de 30 kilos, son regard était maintenant vide, ses mouvements lents, saccadés, mal assurés, son corps flasque. L’ado au regard pétillant était mort, enseveli sous une tonne de médocs, il avait laissé place à un fantôme trentenaire s’acharnant sur sa guitare de peur d’oublier tous les morceaux qu’il avait composés.

Mais il s’est accroché, Igor. Malgré tous leurs « traitements », les bouchers de Sainte-Anne n’avaient pas réussi à tuer pour de bon son étincelle vitale. Il s’est remis au sport (difficilement) a rencontré un psychiatre plus compréhensif (miraculeusement) et a fini par se remettre debout et à quitter à nouveau Paris (naturellement). Une fin heureuse comme le bisounours que je suis aime en vivre.

Décembre 2012. Assis sur le quai de la gare je me dis que ça fait longtemps que je n’ai pas de nouvelles d’Igor, que ce serait bien de l’appeler. Je me ravise : dans moins d’un mois c’est son anniversaire. Je l’appellerai à ce moment là.

29 décembre 2012, 2 heures du matin. J’écoute la voix de la mère d’Igor sur mon répondeur. Igor s’est foutu en l’air. Igor est mort. D’une voix blanche et calme, elle m’explique qu’il était revenu sur Paris et qu’il semblait à nouveau en proie à des bouffées de délire, jusqu’au moment où il a décidé d’en finir.

Il a survécu à une première chute de 5 étages en atterrissant sur la pelouse du jardin de son immeuble. Il est remonté jusqu’à chez lui, a sauté une seconde fois pour à nouveau survivre à la chute. C’est alors qu’il s’est muni d’un couteau de cuisine, qu’il est parti se cacher dans la tente d’un SDF et qu’il s’est ouvert le ventre.

Je ne connaîtrai jamais les raisons de son geste, mais j’ai la conviction qu’Igor savait que la prochaine étape était un retour par la case Sainte-Anne, et qu’il n’a pas supporté cette idée. Il a préféré être maître de son destin et ne laisser personne décider à sa place.

J’en ai longtemps voulu à ses parents de l’avoir laisser pourrir une première fois dans les geôles de ces tortionnaires en blouses blanches. Mais avec le recul, je ne peux avoir que froid dans le dos en pensant à cette société, la nôtre, qui, comme solution aux appels au secours d’une mère et d’un père dépassés, ne propose que l’enfermement, la camisole chimique et le diagnostic meurtrier de « professionnels » sans pitié ni compassion. Les plus grands assassins ne croupissent pas en prison…

Pierre (groupe Botul de la Fédération Anarchiste)