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« Le Hasard et la nécessité : comment je suis devenu anarchiste » Collectif

Le jeudi 20 mars 1997.

Au sortir d’une réunion, d’une assemblée, à l’occasion d’une vente militante, d’un congrès ou de rencontres diverses, il arrive aux anarchistes, organisés ou non, de se retrouver entre amis autour d’un verre, d’une table, et là, abandonnant le parler souvent trop figé, trop étriqué, du militant, laissant de côté les préoccupations politiques du moment, il leur arrive aussi de se raconter un peu… puis un peu plus… beaucoup parfois… passionnément aussi, mais toujours simplement, humainement.

Ce fut le cas un soir de février de l’an passé, sur cette île d’Oléron où une poignée d’indomptés, on ne sait pourquoi non totalement séduits par l’enseignement de la République, s’acharnent à faire vivre Bonaventure, une école qu’il conviendrait de qualifier tout simplement de libre si les enragés du crucifix n’avaient galvaudé l’expression. Dans leur belle préface à cet ouvrage [1], pleine de questions non destinées à des champions mais à des êtres tâchant avec conviction d’occuper pleinement leur veston, Jean-Marc Raynaud et Roger Noël, coéditeurs car respectivement responsables des éditions du Monde libertaire et d’Alternative libertaire, racontent donc comment l’une de ces chaleureuses et fraternelles soirées a fait naître en eux l’idée de cette brochure.

Comment, pourquoi est-on, devient-on libertaire ? Et si, se dirent les compères, plutôt que de se raconter cela en petit comité, le vin et l’amitié aidant, nous posions cette question à quelques-uns de nos camarades, un peu partout en France et en Belgique ? Belle et généreuse idée ! Une première, à ma connaissance, et une première superbement réussie ! Sitôt dit, sitôt fait, donc… et le résultat est là, sous la forme d’une brochure d’une petite centaine de pages à la fois délicieuses, bouleversantes et drôles !
Au total, une trentaine de ces curieux personnages aux « foutues idées », comme chantait le poète, ont résumé leur itinéraire et nous disent ici, avec des mots simples et vrais, le chemin parcouru qui les a menés à cet idéal que nous partageons. Il y a là des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux, des organisés, des non-encartés irréductibles ou momentanés, et cette simple diversité là, en ne cherchant pas à glaner les témoignages de militants connus, de « personnalités » habituées plus que d’autres à l’expression écrite ou parlée, ne constitue pas l’un des moindres mérites de ce petit livre passionnant.

Au début, référence presque obligée mais toujours émue à cette Espagne qui porta dans le cœur un monde nouveau tué dans l’œuf, il y a cet arrière grand-père catalan, avec sa charrette et ses ânes, refusant tout net de céder le passage à une procession. Si l’évocation de cette histoire peut aujourd’hui faire sourire, celui qui nous la raconte, Pépito, quatre-vingts ans, la CNT-FAI de Barcelone chevillée au cœur, n’oublie pas de rappeler que cette saine révolte ne pouvait pas aller sans conséquences à la fin du siècle dernier dans un village espagnol. Elle nous permet en tout cas de lire avec tendresse ce témoignage à la fois semblable et différent de ceux qu’ont pu laisser avant de nous quitter ces milliers de compagnons de l’exil libertaire, comme Pépito, suivi quelques pages plus loin de sa propre fille, Thyde, dépositaire d’un héritage familial anarchiste comme on n’en fait plus, et qui nous dit, précisément, ce qu’elle doit à une telle famille dans ce qu’elle est et ce qu’elle demeure.

A la fin, il y a Mickey, la cinquantaine, l’uniforme aux orties, qui faisait peut-être, écrit-il non sans humour, de l’anarchie comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, sans le savoir, et qui, sans s’engager (il l’a déjà fait une fois mais c’était dans la gendarmerie, eh oui !), nous conte à sa manière, fort attachante, sa rencontre avec les libertaires et toute l’importance du " respect des autres et de soi-même ".

Mais entre ces deux-là, Pépito et Mickey, d’autres, beaucoup d’autres se racontent, et dans leurs écrits alternent les colères, les révoltes, les espoirs, les désespoirs, mais toujours, se dégageant de chacun d’eux, une émotion formidable que pour ma part, cela dit sans chichis, je crois n’avoir rencontrée que très rarement dans un ouvrage « militant » depuis tant d’années passées dans ce mouvement libertaire.

Bien sûr, il y a les « Obélix de l’anarchie », tombés tout-petits dans la marmite où mijote la potion libertaire concoctée depuis des générations par des aïeux et des parents originaires des lointaines Catalogne et Andalousie. Ceux-là, comme Pépito, Thyde, Azzurra, Jacinte, nous disent l’importance positive de l’environnement familial pour expliquer aujourd’hui leur présence parmi nous.
Et puis il y a les autres, pour qui la famille a joué là encore un rôle considérable mais ô combien négatif, et ce sont alors les récits terribles, bouleversants et révoltants de ces enfances et adolescences saccagées, piétinées par une autorité parentale ignoble, le plus souvent teintée d’eau bénite. Ces témoignages-là sont inoubliables, et c’est à leur lecture qu’on se dit qu’il n’est sans doute pas hasardeux que l’idée de ce livre soit née sur ce bout d’île où tout est fait pour que des enfants n’aient pas un jour à raconter des choses semblables. Merci à toi, particulièrement, Gabriel, pour cette page à pleurer de rage et qui nourrira pour dix siècles encore la révolte de ceux que la connerie épaisse insupporte plus que tout.

Il y a Marisa, formidable Marisa, Choquet, Muriel, l’amie Nicole avec sa poésie, toute de tendresse désespérée, il y a… il y a… toutes et tous, qui nous disent et redisent l’importance de l’amour, des rencontres, des livres, des chansons et… des marchandes de bonbons.

Jamais l’envie de glaner ici et là, pour vous en offrir la lecture, des bribes de phrase, voire des paragraphes entiers, ne m’aura autant démangé. Mais l’implacable sélection à laquelle les lois de la pagination me contraindraient m’est impossible, car nul ne mérite ici de rester dans l’ombre. Répéterai-je jamais assez combien ce recueil de textes vous touchera comme il m’a ému, amusé et interpellé aussi parfois, car ni l’esprit ni la réflexion ne sont absents de ces pages ?

Si cette brochure rassemble principalement des femmes et des hommes qui ont avec courage et ténacité dit non à un avenir tracé par d’autres qu’eux-mêmes, parents et société hostiles à toute liberté, elle est aussi et surtout, dans chacune de ses pages, remplie de vies qui disent oui à la vie, la vraie, celle qui viendra. Lisez ce livre, il est beau.

Floréal


[1Le hasard et la nécessité : comment je suis devenu anarchiste. Éditions du Monde libertaire (Paris) et éditions Alternative libertaire (Bruxelles). En vente à la librairie du Monde libertaire, 40 FF.