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« Les Nouveaux chiens de garde » Serge Halimi

Le jeudi 26 février 1998.

Bas les masques ! En une centaine de pages, Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique, nous livre un brûlot décapant sur les pratiques d’une trentaine de journalistes de « connivence » et de « révérence » qui survivent à toutes les alternances politiques et industrielles. Sorte de nomenklatura médiatique qui se veut le gotha de la profession, ils ne sont - citations à l’appui dont l’énoncé suffit à la démonstration - que les haut-parleurs, les « nouveaux chiens de garde » du système dominant : « le marché ».

Ce marché est d’ailleurs une vérité indépassable et d’évidence comme nous l’explique doctement Philippe Maniére, chroniqueur économique au Point : « Le marché des marchandises, du travail, et les échanges financiers existent depuis des lustres. Le marché qui régule l’offre et la demande est neutre. On perd vraiment du temps à le critiquer. Il demeure une des données incontournables de la vie. »

Et au cas où nous n’aurions pas compris, son compère Alain Minc, financier raté reconverti en journaliste à succès, également président du conseil de surveillance du Monde, se charge d’enfoncer le clou : « Je ne sais pas si les marchés pensent juste, mais je sais qu’on ne peut pas penser contre les marchés. Je suis comme un paysan qui n’aime pas la grêle mais qui vit avec… Il faut savoir et partir de là : agir comme s’il s’agissait d’un phénomène météorologique. » Bref, le marché c’est naturel !

Que ce soit dans la presse écrite, radiodiffusée ou télévisée, ces oligarques sont omniprésents, l’employé de l’un étant l’employeur de l’autre et vice-versa, la palme revenant au stakhanoviste Alain Duhamel qui préside le comité éditorial d’Europe 1, où il disserte de tout dans « la tranche du matin qui cible les décideurs », et dont les éditoriaux sont accueillis dans Libération, Le Point, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Le Courrier de l’Ouest, Nice-Matin et est abondamment cité dans Le Monde et L’Humanité.

Halimi dénonce également les « courtoisies croisées » à l’instar du numéro de duettistes de Serge July et Philippe Alexandre, « Christine a fait un livre… » lors de l’émission Dimanche Soir sur France 3, le 6 avril l997, animée par Christine Ockrent. à propos de cette dernière d’ailleurs est évoqué ce titre du New York Times lorsqu’elle se fit embaucher sur France 2 en septembre 1988 : « La Star qui fait craquer la France pour un salaire de misère. » Une misère de 120 000 FF par mois alors que la profession est gangrenée par la précarité, les piges mal payées, les « stages sans avenir ». Reprenant la formule de Beuve-Méry : « Le journalisme c’est le contact et la distance », Halimi l’explicite : « contact avec les privilégiés, distance envers les précaires. » à l’affirmation d’un contre-pouvoir s’est donc « substituée la volonté d’accompagner les choix de la classe dirigeante ». Libération, Le Monde, Le Point, L’Express, Le Nouvel Observateur, c’est partout le même son de cloche. Laurent Joffrin, ex-directeur du Nouvel Obs et actuel directeur de Libé, va même jusqu’à dire que son journal « a été l’instrument de la victoire du capitalisme dans la gauche ». Ce ne sont pas les Bouygues, Lyonnaise des eaux, Générale des eaux, Lagardère et autres Chargeurs réunis qui diront le contraire !
Face à une telle volée de bois vert, la « grande presse » a d’abord préféré ignorer le livre, mais son succès grandissant - plus de 80 000 exemplaires vendus - a notamment contraint le directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel [1], à réagir par un long papier, dont le titre est tout un programme « Le faux procès du journalisme », paru… dans Le Monde diplomatique de février ! [2] Épinglé par Halimi pour avoir souligné à propos du service « Entreprises » — dans un entretien paru en mai 1996 dans la revue Le Débat - « un choix dénué d’ambiguïtés : la micro-économie, les marchés et la finance sans complexe, sans ce rapport trouble, voire hypocrite au monde de l’argent », il Iui reproche de n’avoir pas prolongé la citation car « je voulais simplement dire que même la critique de l’économie ne pouvait se passer d’informations fiables, précises et pointues, pêchées au cœur de la réalité marchande. » Certes, mais quand dans Le Monde du 30 janvier, faisant le bilan de l’année écoulée, le directeur du journal, J.-M. Colombani, conclut en indiquant que « la priorité éditoriale du Monde sera le renforcement des pages "Entreprises" », c’est avec raison qu’Halimi réplique « qu’on ne saurait abandonner à la bourse le choix de déterminer la seule politique possible. »

J.-J. Gandini


Éditions Liber, 110 pages, 30 francs.


[1qui a commencé sa carrière à Rouge, organe de la L.C.R.

[2Au nom du « droit » de l’actionnaire majoritaire. Le lecteur lira avec profit « Les Médias et les illusions nécessaires » de Noam Chomsky, salué par Le Monde comme « une formidable leçon de pensée libre et rebelle ». Faites ce que je dis, pas ce que je fais !