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La morale de Donald

Le samedi 15 octobre 2016.

Oui. Évidemment. Donald Trump n’a aucune morale. Mais les millions de personnes qui l’admirent en ont une. Discutable, mais réelle. Tout comme les adorateurs d’Erdogan, Sarkozy, Macron, Berlusconi, Poutine, Orban, etc. Ces manipulateurs, immoraux, quelle que soit la morale qu’ils prétendent admirer, jouent sur les sentiments moraux de leurs dupes. Moraux ? Les lecteurs et lectrices du Monde Libertaire s’écrient : « Mais non ! Sentiments tribaux ! Haine raciale ! Colère mal dirigée ! Ignorance ! Rien de moral là-dedans ! » C’est là que le bât blesse. Les progressistes taillent à grands coups d’analyses, exactes, dans les discours des naïfs, et à juste titre, les jugent absurdes. Puis échouent, spectaculairement, à convaincre ces millions de dupes de leur erreur. L’un des obstacles ? La morale, ou plutôt les morales. Ouvrons The Righteous Mind, why good people are divided by politics and religion [1] de Jonathan Haidt. Haidt, professeur à l’université de Virginie, progressiste et athée, n’est pas anarchiste. Personne n’est parfait. Son livre, imparfait lui aussi et biscornu sur la fin, regorge néanmoins d’idées utiles.

Premier problème : les progressistes en appellent à la raison.
« Écartons les irrationalités, nous verrons la réalité et y répondrons rationnellement. Méfions-nous des émotions, manipulées par les démagogues à la Trump ». Bravo ! Mais Haidt, résumant ici l’état du savoir neurologique en 2016, rappelle que la raison n’est pas maîtresse chez elle. Il propose deux métaphores, la seconde complétant la première. Les émotions, monstrueusement puissantes, sont comme un éléphant, et la raison comme un petit cornac, juché sur l’énorme bête. Vous me direz « C’est le cornac qui dirige l’éléphant ! » ; entre en scène la seconde métaphore. La raison c’est le press secretary, le porte-parole du gouvernement (qui est lui, l’émotion). Le gouvernement commet une énormité, le porte-parole la justifie, post hoc. Notre cerveau fonctionne d’abord par émotion, puis, s’il le faut, convoque la raison pour qu’elle justifie ce que les émotions ont décidé. Haidt résume ici des centaines d’articles scientifiques, rappelons-le. Nous avons tous démontré à des catholiques l’absurdité de leur doctrine, pour les voir retourner derechef à la messe. Cornac 60 kilos, éléphant 6 000 kilos.

Deuxième problème : en particulier depuis l’utilitarisme de John Stuart Mill, les progressistes ne jugent que le fond, et la limite de la morale, c’est le bien public.
Le plus grand bien pour le plus grand nombre. Et ils définissent le bien public, en termes de l’axe bienfaisance/malfaisance. Ne pas faire du mal à autrui, lui faire du bien, voilà toute la morale progressiste. Rien de moins, rien de plus. Rien de plus, parce que les justifications de bien d’autres préceptes moraux ne se fondent sur rien de solide. Se masturber, c’est assassiner Jésus, laisser tomber le drapeau américain à terre, c’est préparer l’invasion communiste (pardon, musulmane), etc. Rien de solide, mais du profitable : les progressistes pointent du doigt la captation par Trump, Bush, Sarkozy & co., des règles morales identitaires, sexuelles, etc. [2]. Toutefois, Haidt propose, ou plutôt rappelle, que les êtres humains, progressistes ou non, ne se limitent pas, dans leurs jugements moraux réels, quotidiens, à bienfaisance/malfaisance. D’où sa troisième métaphore. Haidt vous invite à un restaurant dont le menu ne propose que des sucres. Sirop d’agave, sirop d’érable, sucre de canne, sucre blanc, sucre en poudre, sucre glace, miel, aspartame. Rien d’autre. Vous protestez, le cuisinier, un biologiste, vous répond :

« Parmi les 5 saveurs reconnues par la langue [3] humaine (sucré, salé, acide, amer, umami [4]), le sucré est de très loin la plus populaire. Donc je ne propose que du sucre.
— Ah. Et comment vont les affaires ?
— Très mal. Mais vous devriez voir le gars d’en face, qui ne propose que de l’amer !
 »

Haidt de conclure : la vision progressiste de la morale ne propose que du sucre. Hélas, que les progressistes le veuillent ou non, les systèmes moraux fonctionnent, suggère-t-il après d’autres, sur cinq saveurs, cinq axes :

  • Bienfaisance/malfaisance (en américain : Care/harm)
  • Équité/tricherie
  • Loyauté/trahison
  • Autorité/subversion
  • Sainteté/dégradation

Évidemment, vous criez tous « Ah ! Sainteté/dégradation, non ! On n’est pas des sauvages  ! » Justement : vous marchez dans un champ, avec un ami et votre mère. Orage. La foudre tue votre mère. Que dit votre ami ? « On ne va pas laisser perdre 60 kilos de viande ! Viens, on emmène le cadavre de ta mère chez le boucher, ça nous fera du rôti pour ce soir » Quelle sera votre réaction, ô cher progressiste rationaliste ? Pourtant, pour nous athées, un cadavre n’est plus que de la barbaque (rassurez-vous, je n’ai pas de gigot de maman dans mon congélateur). Combien d’athées cannibales ? Personnellement, je pense que « pureté/impureté » serait plus précis et moins connoté que « sainteté/dégradation », mais je ne suis pas l’auteur du livre. Haidt utilise un exemple supplémentaire, plus drôle. Un homme achète un poulet dans un supermarché, s’enferme chez lui, le sodomise, puis le mange. Analysez les trois premières secondes de votre réaction. Dégoûtant ! Pourtant, personne n’a souffert, le poulet était déjà mort, quant à la sodomie, pure histoire de goût, n’est-ce pas ? Cette justification, parfaitement exacte, est venue APRÈS les trois premières secondes écœurées. Les progressistes diront que l’homme a le droit de commettre cet acte, même s’ils le trouvent peu ragoûtant. Les chrétiens diront qu’il n’en a pas le droit. L’axe pureté/impureté existe chez les progressistes comme chez les chrétiens, mais les premiers s’en méfient, alors que les seconds le jugent central. Et « loyauté/trahison » vous défrise aussi, parce que vous voyez venir les vénérateurs du drapeau, et les haïsseurs de bicots, ou de kâfirs ? D’accord, mais si le copain Vadebontrain envoie aux RG des rapports sur votre groupe de la FA, que penserez-vous de Vadebontrain ? Et que pensez-vous de l’usage par Hollande du mot « socialiste » ? Et quel costard souhaitez-vous tailler à M. Macron, ministre d’un gouvernement officiellement de gauche ? Quant à « autorité/subversion »… celles et ceux d’entre vous qui ont des enfants, regardez-moi bien dans les yeux et jurez-moi que vous n’avez jamais usé d’autorité à l’égard du petit monstre qui du haut de ses deux ans use d’autorité à VOTRE égard. Et celles et ceux qui n’en ont pas, comment réagissez-vous quand les petits monstres de vos amis vous donnent des ordres ?

L’axe compassionnel, bienfaisance/malfaisance, est probablement né de la nécessité de s’occuper des enfants. On y trouve l’empathie et la bonté, l’égoïsme et la cruauté. L’axe équité/tricherie naît, lui, de l’efficacité accrue que l’on retire de la coopération entre deux personnes. On y trouve l’indignation, la gratitude, la culpabilité, la justice, le désir d’être digne de confiance. L’axe loyauté/trahison vient bien sûr de l’appartenance à des groupes solides. On y trouve la fierté, la haine, l’abnégation. L’axe autorité/subversion vient « du bénéfice retiré par des relations utiles au sein de hiérarchies » (c’est Haidt qui parle). On lui doit le respect , la peur, l’obéissance… ou la désobéissance ! L’axe sainteté/dégradation vient de la nécessité d’éviter les contaminants pathogènes, ses déclencheurs originels furent probablement les déchets, les excréments, les bubons, chancres et plaies. On lui doit le dégoût, la tempérance, la propreté — la haine et la peur encore — et hélas, la chasteté et la piété. Bref, l’orgue moral n’a pas qu’un seul tuyau. Les conservateurs le savent, et passent leur temps au conservatoire.

Les progressistes veulent restreindre le champ d’application de la morale. Pourquoi les conservateurs, eux, veulent-ils l’étendre ? Très simple : dans la relation entre la société et l’individu, selon les progressistes, la société est faite pour l’individu et non l’inverse. Bien sûr, les progressistes savent que nulle société ne peut survivre sans que les individus lui sacrifient du temps, des efforts et une part de leur liberté, mais en fin de compte, la société est faite pour l’individu. Pour les conservateurs, c’est l’opposé. L’individu sert le groupe, que ce groupe s’appelle la famille, le clan, la tribu, la nation, aucune importance , l’individu vit pour le groupe. Voilà pourquoi les axes « loyauté/trahison », « autorité/subversion » (et même « sainteté/dégradation » : ce qui est pur, c’est ce qui est à nous et comme nous, ce qui est impur, c’est tout le reste) importent tant aux conservateurs. L’axe « équité/tricherie » peut être aisément mis au service du groupe, l’équité étant tout comportement qui sert le groupe, la tricherie tout comportement qui le dessert. Sans même commencer à mettre en jeu l’opportunisme et la soif de pouvoir des puissants, on comprend pourquoi l’orgue moral des conservateurs joue du Bach sous amphétamines, et celui des progressistes Au clair de la lune sous Valium.

Quelles leçons en tirer ? Léon Bloy, écrivain réactionnaire s’il en fut, a dit « Faire la charité autour de soi ? Question de périmètre  ! ». L’une des tâches principales des progressistes souhaitant amadouer des conservateurs est d’élargir leur périmètre, afin qu’ils acceptent d’inclure non seulement leur famille ou leur tribu ou leur nation dans le cercle des personnes dignes de respect, d’aide et de compassion, mais le monde entier. Une autre, plus vaste et plus difficile encore, consiste à entrer au conservatoire. Mais pas pour apprendre à jouer du pipeau.

Nestor Potkine


[1Édition Vintage, 2013

[2On lira avec profit, à ce sujet, de Ruwen Ogier L’Éthique aujourd’hui, maximalistes et minimalistes, Folio. Les « minimalistes » sont des progressistes qui veulent limiter le discours moral, et surtout les normes légales, de la morale à l’axe bienfaisance/malfaisance, les « maximalistes » sont les Trumpolâtres de tout poil qui jugent que la prison est encore trop bonne pour les masturbateurs, ou, dit dans les termes de Haidt, qui jugent que l’action publique dans le domaine de la morale doit surveiller et légiférer en fonction des cinq axes.

[3C’est le nez, comme chacun sait, qui se charge d’identifier la mortadelle, la choucroute ou l’ananas.

[4Présent dans le lait maternel, le bouillon d’algues, le thé vert, les fromages, les poissons, beaucoup de légumes et de viandes, le goût unami est souvent dû à la présence de glutamate. Le mot est japonais, parce que cette saveur a été identifié par des Japonais.