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Le doute

voilà l’ennemi !
Le jeudi 31 janvier 1985.

Le samedi 20 décembre 1980, Jean-Pierre Mouille est dans un café de Lille, en compagnie d’un couple d’amis, Nadine et Jacques, et de Robert Vanzebrouck, l’ex-ami de Nadine. Comme ce dernier continue, malgré leur séparation, d’importuner la jeune femme ; Jean-Pierre accepte de discuter avec lui afin de le convaincre de cesser ses poursuites. Dans les toilettes du café, la discussion s’envenime et, selon Jean-Pierre, Robert Vanzebrouck sort un revolver et l’en menace. C’est en tentant de le désarmer, qu’un coup de feu part. Robert est atteint à la tête, mortellement blessé. Jean-Pierre s’enfuit… La curée va commencer.

Fabrication d’un coupable sur mesure

Pendant un an et demi, le juge d’instruction va tisser sa toile d’araignée, avec la collaboration des flics et de certains journalistes. Jean-Pierre ne sera arrêté qu’en 1982, alors que la police sait depuis longtemps qu’il réside chez sa compagne. Lorsqu’on lui passe les menottes, il est déjà condamné. Le reste n’est que parodie de justice.

Dans cette affaire, il n’y a ni preuve ni témoin… Peu importe ! Jean-Pierre affirme que l’arme a été sortie par Robert Vanzebrouck. Pour la police, c’est lui qui est venu armé au café… pour la presse aussi. La Voix du Nord s’en donne à cœur joie, parlant de « justicier armé ». Pourtant, aucune expertise balistique n’a été ordonnée, pas de test à la paraffine pour savoir formellement si le blessé portait l’arme, etc. Pourquoi pousser plus loin les investigations ? Jean-Pierre Mouille est un coupable idéal. Il est même coupable « de naissance », c’est évident ! Dès l’âge de 16 ans, il a connu la prison. Il a boudé la « réinsertion sociale », refusant de se laisser surexploiter pour prouver sa bonne volonté d’être réintégré totalement dans le troupeau des citoyens. Il a milité… il s’est fait repérer en 1968. En 1976, il a pris 6 ans pour tentative de vol. On lui a accordé une permission en 1980, et, au lieu de gentiment regagner sa cage, à la fin de celle-ci, il a choisi la liberté (ce que La Voix du Nord baptise « une évasion »). C’est donc un récidiviste notoire en cavale qui a tué Robert Vanzebrouck. Point final. Pourquoi chercher des preuves ? Pourquoi tenir compte de sa version des faits ?

Le cas de Jean-Pierre Mouille pose une fois de plus le problème de la notion d’« intime conviction » du juge d’instruction, véritable condamnation sans appel d’un accusé. Surtout lorsque l’accusé, qui, théoriquement innocent tant que la justice n’a pas fait la preuve de sa culpabilité, est un individu qui lutte contre l’ordre établi depuis toujours !

Comme l’écrit l’avocat Denis Langlois dans le dernier numéro d’Otages : « C’est tellement facile ! Un juge d’instruction a l’intime conviction que vous êtes coupable : il vous inculpe. Un jury de cour d’Assises a l’intime conviction que vous êtes un assassin : il vous envoie en prison. Pas besoin de preuves. Seulement la croyance irrationnelle, presque divine, de votre culpabilité. […] L’intime conviction, c’est solide ! Du vrai béton au fond de nos têtes ! […] Est-ce qu’on demande l’explication d’une conviction ? Ce serait un sacrilège ! Un charcutage de la conscience ! Mais monsieur, vous violez l’intimité de ma conscience ! […] Les preuves ne sont rien. L’intime conviction est tout. » [1]

« L’intime conviction des jurés doit avant tout cesser d’être une intime étanchéité entre eux et l’accusé(e) », déclare Jean-Pierre. Qui pourra croire que l’« intime conviction » des jurés n’est pas influencée par tout le cérémonial d’un procès aux Assises, par le sacro-saint respect de la parole biblique des policiers, des « experts » de tout acabit, des psychiatres et autres chiens de garde qui défi-lent à la barre dans ces sinistres bouffonneries qui se jouent régulièrement dans les palais de « justice » ? [2].

Coupable d’exister !

Assurément, c’est bien l’engagement de Jean-Pierre contre l’enfermement qui a convaincu, intimement, le juge d’instruction de sa culpabilité ; et non les preuves, inexistantes, de son geste. Prochainement, les jurés de la Cour d’assise de Douai devront trancher. L’homme, qui sera dans le box des accusés et qui se défendra seul, leur a déjà été largement présenté par la presse aux ordres. Récidiviste, irrécupérable, investi dans les récentes et passées luttes collectives des taulards, collaborateur du journal Otages, rebelle à toute autorité, agitateur, transféré (déporté) plusieurs fois car il pouvait « contaminer » d’autres détenus par ses propos [3]… Bref, Jean-Pierre Mouille est un symbole à détruire ! Quelle importance qu’il soit coupable de meurtre ou pas ? L’essentiel est que les semeurs de désordre soient mis hors d’état de nuire… Il y va de la survie de la société, mettez-vous bien ça dans vos crânes de jurés tirés au sort L’ennemi, c’est le doute ! Soyez intimement convaincus que la place des individus comme Jean-Pierre Mouille est entre quatre murs, avec des barreaux solides aux fenêtres. On ne vous en demande pas plus.

Gil
Gr. Libertad


[1Otages, journal pour l’expression des détenus, dont nous avons déjà parlé dans les colonnes du « Monde libertaire », est toujours censuré dans les prisons. « Otages » B.P. 37, 59651 Villeneuve-d’Ascq cedex.

[2On peut lire à ce propos Un juré en marge. Trois semaines du procès Messine, édit. Hots, d’Autin Monsat ; qui fut tiré au sort pour ce procès et a écrit ce livre pour poser la question du rôle réel des jurés en Cour d’assises.

[3Bien qu’il soit en cellule d’isolement (dans le temps, on appelait ça QHS ?), jean-Pierre Mouille est accusé par certains surveillants d’avoir incité les détenus à la révolte. Il a écrit récemment au procureur de la République pour porter plainte, suite aux menaces dont il fait l’objet de la part de ces gardiens.