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Hommage

En mémoire de James C. Scott

septembre 2024.

James Scott est mort le 19 juillet 2024, à 87 ans. Il était un des représentants de ce que l’on a appelé le courant de l’anthropologie anarchiste, déjà endeuillé par les disparitions de Marshall Sahllins (1930‑2021), connu pour son livre Âge de pierre, âge d’abondance (Éd. Folio), et de David Graeber (1961‑2020), beaucoup plus connu du milieu anarchiste du fait de son engagement militant, et auteur de la somme Au commencement était… une nouvelle histoire de l’humanité (Éd. Les liens qui libèrent) coécrit avec David Wengrow. Ce courant anarchiste en anthropologie a été initié en France par Pierre Clastres (1934‑1977), auteur du désormais classique La Société contre l’État (Éd. de minuit) Nous avons demandé à Charles Macdonald, lui-même anthropologue anarchiste et auteur du livre L’Ordre contre l’harmonie : anthropologie de l’anarchie paru en 2018 (Éd. Petra), de nous parler de James C. Scott, qu’il a rencontré au début des années 2000.

Franck Plazanet



L a disparition de James (Jim) C. Scott creuse un vide déjà ouvert par celle encore récente de David Graeber, deux noms que les anarchistes, mais pas seulement eux, attachent à un renouvellement de la critique de l’État et à un regain d’intérêt pour les théories anarchistes à la faveur d’un grand mouvement de pensée venu des sciences sociales.

J’ai rencontré James (Jim) Scott à Singapour en 2005 à l’occasion d’un colloque sur les noms personnels en Asie. Il fit une préface au volume qui en avait résulté. Il nous réunissait sur un de ses thèmes préférés et sur une problématique qui m’avait occupé depuis plusieurs années, le système des noms personnels. Or, cet exemple permet de comprendre un axe essentiel de la pensée de Scott, celui qui oppose la vision propre à l’État, qui se veut omnisciente et au regard infaillible (la « légibilité »), aux connaissances locales (« vernaculaires ») issues de savoirs habituels non standardisés. Ce regard de l’État repose sur une idéologie de la surveillance, qui regarde d’en haut les choses d’en bas. Il est réducteur et abstrait, aveugle au regard de ceux d’en bas, les subalternes dont la vision est horizontale, concrète et personnelle. C’est très exactement ce que révèle l’étude des noms personnels. Traditionnellement ils reposaient en Europe et ailleurs sur des dénominations particulières connues seulement des habitants et des familiers, rendant impossible une lecture par l’administration désireuse d’un système standardisé, lui permettant un recensement exhaustif afin de recruter les personnes dans ses armées de soldats et de contribuables. D’où l’imposition des noms de famille et des formules binomiales plus précises et plus aptes aux recensements.

De la hiérarchisation à la névrose institutionnelle

Scott a étendu ce genre de considérations sur la logique constitutive du pouvoir étatique, une logique comptable et réductrice, et en a tiré d’importantes conclusions. L’une en particulier est que les institutions, dans leur besoin effréné de hiérarchisation et de réglementation, que ce soit l’école, l’usine ou le bureau, génèrent une « névrose institutionnelle ». J’avais vu moi-même dans l’abstraction de la personne au profit d’une appartenance abstraite à l’État, une aliénation, soit une véritable pathologie sociale.

Ma brève rencontre et mes conversations avec James (Jim) Scott m’avaient appris une chose que j’ignorais. Au détour d’une réponse à mes questions, il me parlait des Cosaques et je découvrais là une source remarquable et féconde pour mes recherches sur les communautés anarchiques. Il m’apprenait aussi que les États musulmans ne contrôlaient plus grand-chose au-dessus de 200 mètres d’altitude, un phénomène anthropologique assez stupéfiant qui concerne aussi bien les Berbères que les Cantons suisses primitifs. Comme quoi, discuter avec un grand esprit est toujours profitable, en tout cas pour un ignorant comme moi. Il me donna aussi les conseils plus personnels d’un vieil universitaire rodé aux tracas académiques. Je lui parlais déjà comme à un ami. Il était d’un abord simple et sans prétention.

Un refus toujours présent de l’ordre établi

Sa biographie intellectuelle commence avec deux ouvrages qui explorent la résistance des groupes subalternes The Moral Economy of the Peasant. Rebellion and Subsistence in Southeast Asia (L’Économie Morale de la Paysannerie : rébellion et Survie en Asie du Sud-Est, 1976) et Weapons of the Weak : Everyday Forms of Peasant Resistance (Les Armes des Faibles : formes quotidiennes de la Résistance Paysanne – 1985).

Grâce à un travail ethnographique détaillé dans un village malaisien, il a montré comment les actes de résistance quotidiens - tels que le piétinement, le sabotage et la dissimulation - constituent des actions politiques significatives. Ce travail a remis en question les notions dominantes de pouvoir et de résistance, en démontrant que les relations de pouvoir sont constamment négociées, même au sein de groupes apparemment passifs ou subordonnés.

Par la suite, en tant d’abord qu’historien et ethnographe, spécialiste de l’Asie du Sud-Est, Scott a élargi ses conceptions théoriques pour fonder une approche politologique et anthropologique d’une grande influence, reconnue d’ailleurs par de nombreux prix et distinctions honorifiques.

Son ouvrage de référence Seeing Like a State : How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed (1998) reste une pierre angulaire de sa théorie sociale critique. Dans cet ouvrage, Scott examine les plans grandioses des projets de modernisation menés par l’État, affirmant qu’ils échouent souvent parce qu’ils imposent une vision technocratique du haut vers le bas, qui ne tient pas compte des connaissances et des pratiques locales. Sa critique de l’idéologie moderniste et son plaidoyer en faveur des savoirs locaux ont eu une influence durable sur des domaines allant des études de développement à l’urbanisme. Dans l’ouvrage suivant Domination and the Arts of Resistance : Hidden Transcripts (La Domination et les Arts de la Résistance : fragments d’un Discours Subalterne, 1990) il s’évertue à démontrer encore que les opprimés ne sont pas des victimes passives, mais des acteurs conscients toujours critiques, mais d’une manière « infrapolitique », c’est-à-dire invisible pour le pouvoir en place, sauf lors de révoltes et de protestations, comme on a pu le voir avec les Gilets Jaunes par exemple. Mais la persistance et l’ubiquité de ces manifestations apportent la preuve qu’un esprit de justice et qu’un refus de l’ordre établi sont toujours et partout présents.

La référence Zomia

L’ouvrage qui fait date du point de vue de l’anthropologie et de l’histoire de l’Asie du Sud-Est est The Art of Not Being Governed : An Anarchist History of Upland Southeast Asia (Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné : histoire anarchiste des Hautes Terres d’Asie du Sud-Est, 2009). Spécialiste de l’Asie du Sud-Est moi-même, j’ai été emballé comme tant d’autres par cet ouvrage devenu une référence incontournable. S’appuyant sur les travaux d’autres anthropologues et réunissant une masse considérable de données dont il avait fait une magnifique synthèse, il démontrait que les populations des hautes terres de cette région étaient en fait des transfuges ou des résistants, des rebelles à la machine étatique. Ces « barbares volontaires » fuyaient les vallées dominées par des États aux lois coercitives, exploitant une paysannerie servile en proie à la pauvreté et aux maladies. Ils avaient opté pour les refuges qu’offraient les vallées et les forêts des montagnes, mettant en œuvre un ensemble de valeurs, celles notamment de la solidarité, de l’égalité et de l’autonomie individuelle. Vivre libres en forêt leur paraissait meilleur
de toute façon que de vivre asservis dans les civilisations des basses terres. J’en avais eu la preuve dans mes années de terrain et mes recherches ethnographiques. Cette vision commune nous a réunis avec d’autres chercheurs pour publier un volume auquel j’avais largement contribué, Anarchic Solidarity (2011). Ce livre formait en quelque sorte le complément ethnologique de la vision historique de Jim Scott. Celui-ci dut le lire, car il qualifia ce travail d’ « insurpassé et destiné à une large influence ».

Dans son dernier ouvrage Against the Grain. A Deep History of the Earliest States. (Homo Domesticus : une histoire profonde des premiers États, 2017), Scott reprend le dossier des origines et des conséquences négatives de l’agriculture et de l’État dans l’aventure humaine, un exploit tant ce dossier est épais et ardu. Le procès de l’agriculture, particulièrement céréalière, ouvert par l’anthropologie et les sciences environnementales, instruit par des armées d’archéologues et d’historiens, il a fallu à l’auteur amasser une montagne de notes de lecture pour en faire le tour. Mais Scott est le roi de la synthèse.

Se basant pour l’essentiel sur les sources traitant de la Mésopotamie entre – 4.000 ans AEC [1] et – 2.000 AEC qui voit l’apparition des premiers véritables États, il démontre que l’agriculture céréalière lui est indissolublement liée. Les États agraires ne sont pas nécessairement situés dans des zones plus riches, mais dans des zones qui fournissent une ressource quantifiable et stockable pour une population qui doit être rigoureusement administrée et mobilisée. L’agriculture céréalière est donc d’abord le moyen politique de s’assurer une domination sur ceux qui produisent cette ressource. En outre, le grain est la première forme de monnaie. Scott fait l’hypothèse que les céréales, mesurables et stockables, possèdent au plus haut point la propriété d’être le moyen idéal de taxation dont avaient besoin les premiers États agraires.

L’État : une notion récente dans l’histoire de l’humanité

Au fil de son exposé, Scott nous rappelle ou nous instruit sur plusieurs points remarquables que le narratif civilisationnel occulte le plus souvent.

D’abord, nous n’avons tous et toutes vécu dans des sociétés à État que très récemment. Jusqu’au XVIe siècle, l’humanité se répartissait entre une majorité de populations de chasseurs-cueilleurs, de cultivateurs sur brûlis, pasteurs nomades et autres, tandis que les populations sous domination étatique se concentraient dans les zones céréalières.

La sédentarité et les premières concentrations proto-urbaines n’étaient pas exclusivement agraires et ne relevaient pas d’un ordre étatique. Pendant des dizaines de millénaires, une lente gestation s’est opérée avant que les Rois et les Prêtres ne tirent les marrons du feu. La domestication de l’espace, un début d’agriculture même, avaient précédé de plusieurs millénaires l’établissement d’États agraires. En outre, le phénomène de l’État n’est pas apparu d’un coup. Il a fallu une lente évolution des techniques et peut-être surtout des transformations sociologiques : il a fallu commencer à domestiquer, non pas seulement le cochon ou le blé, mais l’homme lui-même, au premier chef l’esclave et la femme.

Les premiers États qui apparaissent à la fin du 4e millénaire AEC en Mésopotamie sont fragiles, d’abord à cause des épidémies résultant d’une grande concentration de population, ensuite parce que les gens ne préfèrent pas forcément vivre sous le joug étatique et trouvent ailleurs des lieux où trouver des ressources plus diversifiées et plus abondantes, et surtout mener une vie libre. Ces populations rétives sont les Barbares (c’est-à-dire ceux qui ne sont pas sujets d’un centre politique). Une très longue période commence depuis le 4e millénaire, pratiquement jusqu’à nos jours, marquée par la relation entre le monde sédentaire et le monde nomade, une relation de conflit et de complémentarité. Les Barbares se nourrissent sur les populations sédentarisées avec lesquelles ils entretiennent tour à tour des relations hostiles ou commerciales, qu’ils attaquent et qu’ils servent selon les circonstances. Ce face-à-face est l’un des grands moteurs de l’histoire moderne et ce qu’on appelle « civilisation » doit sans doute autant aux Barbares qu’aux Royaumes et aux Empires.

Parallèlement au développement de la sphère étatique se popularise le modèle du domus, un ensemble d’habitations familiales incluant les animaux domestiques. L’agropastoralisme avance implacablement. La population humaine grossit inexorablement (de 4 à 100 millions entre -10.000 et -5.000 AEC). L’étroite cohabitation avec les animaux domestiques et d’autres humains apporte finalement une immunité face aux parasites et aux pathogènes et les populations sédentaires deviennent plus fertiles. Bref, les agriculteurs sédentaires gagnent sur tous les tableaux. Bien nourris, plus fertiles, plus nombreux, plus organisés, plus fortement armés, ils l’emportent finalement sur les chasseurs-cueilleurs et les nomades.

Au fond, l’État a toujours été fondé sur le contrôle, voire l’asservissement de la population, plus que sur tout autre chose. Il n’a pas été garant du bonheur des peuples. Les périodes de dissolution et d’anarchisme, appelées « sombres » ou « noires » dans le narratif étatique, ont peut-être été, nous dit Scott, les plus heureuses.

Petit Éloge de l’anarchisme

Un dernier mot. Pour se familiariser avec la pensée de James Scott je conseille la lecture d’un court essai de l’auteur traduit sous le titre Petit éloge de l’anarchisme, paru en 2012 en anglais avec le titre Two Cheers for Anarchism (Deux fois hourra pour l’anarchisme). Mais pourquoi deux et pas trois ? James Scott gardait par rapport au projet anarchiste un léger scepticisme. Il avouait ne pas avoir l’âme d’un anarchiste et doutait peut-être de la réalisation d’un tel idéal, mais c’est lui rendre justice que de voir en lui un des meilleurs défenseurs contemporains d’une perspective libertaire pour expliquer la société et l’histoire, pour réhabiliter sur le plan académique un modèle de pensée critique et anarchiste, pour comprendre les méfaits de l’État et la persistance malgré cela d’un désir de liberté et de justice qui reste une des clés principales de l’histoire humaine.

Charles Macdonald


Bibliographie en français de James C Scott

> Petit éloge de l’anarchisme, 2019, Lux éditeur, 14,00 €

> Zomia ou L’art de ne pas être gouverné : une histoire anarchiste des hautes terres d’Asie du Sud-Est, éditions Points, 2019, 13,55€
Zomia est le nom de cette zone montagneuse du Sud-Est asiatique n’apparaissant sur aucune carte, où des fugitifs, environ cent millions d’individus au cours de l’histoire, se sont réfugiés pour échapper au contrôle des gouvernements des plaines. L’auteur retrace l’histoire de cette expérience anarchiste des peuples nomades et en analyse le fonctionnement.

> La domination et les arts de la résistance : fragments du discours subalterne, éditions Amsterdam, 2019, 22€

> Homo domesticus : une histoire profonde des premiers États, éditions La découverte, 2021, 21€ (édition originale : 2019)
Synthèse historique sur la naissance de l’État comme étape cruciale de la civilisation humaine. La sédentarisation de l’homme est expliquée en partie par le biais de diverses formes de servitude et pas uniquement par le développement de l’agriculture, de la domestication et de l’élaboration de structures collectives.

> L’œil de l’État : moderniser, uniformiser, détruire, Éditions La Découverte, 2024, 16,50€ (édition originale : 2021)

Loin d’être un manifeste dogmatique, ce Petit éloge de l’anarchisme célèbre la faculté d’exercer son jugement moral et sa créativité en toute liberté. À partir d’exemples tirés de la vie quotidienne et de l’histoire, James C. Scott analyse les notions d’autonomie, de dignité, de justice et de résistance…


[1AEC « Avant l’ère commune » et EC « ère commune » remplacent avantageusement « av. J.-C. » et « apr. J.-C. » afin d’éviter de faire référence à une civilisation ou à une religion particulière (Ndlr)