Franz Jung était un écrivain expressionniste allemand davant la première guerre mondiale avec son livre du crétin quil écrit en 1912 à 24 ans, mais c'était aussi un anarchiste qui ne mettait pas la littérature au premier rang de ses occupations.
Au contraire, en 1919, il poussera plutôt les intellectuels à aller dans les usines pour comprendre les ouvriers et les aider à réaliser le socialisme.
Et dans ces quatre histoires qui composent le recueil - mais leur ton est si violent quelles nen font quune de la première ligne à la dernière, et le personnage qui les enjambe est la vie-même - cest, derrière les conventions honnies dune société bourgeoise pourrissante, l'humain à l'état brut que le jeune Franz Jung fait surgir, tumultueusement et avec un art qui réduit au silence tout ce qui s'écrira après. Comme cette histoire qui se passe au café du Dôme où des messieurs écoutent la lecture faite par lun deux dun texte, tandis que passe dans la rue une femme quils connaissent tous. Juste au moment où les deux héros du récit lu à haute voix vont casser les reins à un chat, les imaginations des auditeurs et leur propos apparemment anodins senflamment sur la silhouette qui disparaît. Il ne faut pas en dire plus, de cette structure du récit, brutale et artistique où lexistence et lanecdote effroyable se bousculent.
Les exagérations sont partie intégrante de ces histoires, les outrances, par à-coups, par faux mouvements, sursauts qui débusquent des vérités, à savoir que sous chacun de nous, sous chaque bourgeois un crétin se cache. Le crétin, cest aussi la " créature ", cest celui qui voit sans avoir besoin de connaître les tenants ni les aboutissants. Cest aussi nous tous, et plus encore. Plus quun personnage, cest une antivision du monde ; il est partout chez Jung, on le trouve accroché aux contexte les plus contradictoires, et de préférence aux passages du plus grand pathétique.
Des histoires de buveurs qui tapent sur la femme parce quils sentent quils ont en elle " à tuer plus dun prédécesseur ". Et puis parce que ça fait du bien. Et puis parce quelle aime ça, comme on sait. Mais plus encore : les ivrognes doutre-Rhin sont des ivrognes métaphysiques, ils posent la question ultime : " Quest-ce que tout cela signifie ? "
La femme au demeurant nest pas démunie. Face aux crétins Franz Jung construit avec elle un personnage qui fait deux des pantins, grâce à son instinct des situations, à son charme et à son ignorance des préjugés.
Elle veut juste vivre, Emma Schnalke, et cest le récit de ses tocades aussi imprévues que les coups que lui distribuent les amants de passage
Ces coups, elle sait les rendre et en donner aussi sans attendre, en vraie vamp. Elle nest nulle que quand elle a pitié, et son vocabulaire sen ressent. Il est alors question de " honte " et de " bonté ". Franz Jung le dit dailleurs : " ( ) la pitié nous éclabousse, la maudite pitié qui fait de nous des aveugles et des crétins vaniteux. "
Mais la langue du crétin est aussi la langue de linnocence brutale que Jung arrive au fond à faire parler par tous ses personnages, " bons " ou " mauvais ", langue bien assise sur cette particularité germanique du neutre, du ça, du " quelque chose " moins habituelle au français : " Cest égal, complètement égal Elle a besoin de ça ". Cest la " litanie du ça " comme dirait un auteur allemand contemporain, Enzensberger. Et Lichtenberg disait déjà " ça pense ", bien longtemps avant Groddeck dans son Livre du ça, et Freud. Ailleurs, et dans le même registre : " Quelque chose monta en lui "
Cette langue de linconscience brutale a, heureusement pour nous, trouvé son traducteur en Pierre Gallissaires qui a su ne rien raboter des aspérités allemandes dans le texte français.
Nous ici, on penserait un peu à Zola, mais cest plus dur que Zola car le texte de Jung explose à partir du ça, justement. Chez Jung, ce ne sont pas des histoires de famille, les textes trimbalent des bouts de biographies sanglantes et sans suite et courent après des personnages qui senfuient comme des " maudits " dans des " rues sans joie ", bien avant les films des mêmes noms, et nous font halluciner sans quil soit besoin d'écran.
Cette histoire et les autres du même livre fêtent le triomphe dune force quon peut aussi bien appeler lamour, et qui désorganise lunivers bourgeois, là aussi on est forcé de penser au film de Joseph von Sternberg, lAnge bleu avec Marlène Dietrich, tiré du roman d'Heinrich Mann.
Autant et plus quen France la société allemande de l'époque, avant 14, était corsetée de conventions autoritaires, totale obéissance à l'école, dressage à larmée, femmes clouées au foyer par les trois K : Kinder, Küche, Kirche (en français les trois G : les gosses, la graille, le goupillon).
Mais la vie, toujours, se venge, et Franz Jung, lanar, sen fait ici le chantre cruel. Ce livre du crétin nest rien moins quidéologique, cest la vie toute crue qui l'écrit plus indomptable que la mort, cest le Livre crétin par excellence.
Franz Jung. Le livre du crétin. Précédé de Variations sur lautre guerre de Philippe Ivernel. Titre original : Trottelbuch. Édition Ludd. En vente à la librairie du Monde libertaire, 85 F.