Dimanche dernier, Chirac sest offert un gouvernement de gauche avec la complicité des électeurs. Afin que nul ne puisse ignorer le dernier tour de passe-passe démagogique du locataire du Palais de l'Élysée, un télection fut organisé qui nallait pas sans rappeler aux téléspectateurs bercés les superbes orgies télévisuelles du début des années quatre-vingt.
Lopération a pu surprendre les attardés de l'histoire qui croient encore aux professions de fois des politiques. L'homo bimilleniarus nen est plus là qui perdrait plus son temps, après des siècles de déceptions, à leur proposer ne serait-ce quune offre préalable de crédit. On le voit clairement quand on constate la toujours plus mince participation aux consultations électorales.
Plus sérieusement, si nous trouvons la force de nous débarrasser de l'hilarité provoquée par cette bouffonnerie, et afin que nul ne se laisse abuser par lapparente nouveauté de la situation, et sans revenir sur ce que nul lecteur (ou lectrice) du Monde libertaire ne devrait ignorer, à savoir labsurdité quil y aurait à attendre quelque changement radical de la société du jeu électoral, regardons ce qui reste après que la partie de chaise tournante se soit achevée et tâchons den tirer des conclusions qui dépassent le mépris suscité par cette tempête dans un verre deau et qui, peut-être, nous permettront dy survivre.
Tout bien considéré, nous ne saurions dire ce qui différencie les nouveaux maîtres des anciens. Ceux-ci nous dépouillaient de nos acquis sociaux et démantelaient les services publics pour protéger la propriété de quelques uns. Ceux-là, se parant de ladjectif " socialiste ", voudraient nous tondre au nom de lintérêt de tous. Ils entretiennent la légende dune communauté au nom de laquelle il faudrait nous dépouiller de tout afin quelle se charge de nous redistribuer les bienfaits ainsi accumulés.
Nous avons su opposer aux anciens maîtres notre détermination par des grèves, des manifestations, des luttes au point que le Grand Maître décide de saccommoder dune majorité parlementaire apparemment contraire à ses intérêts.
Aux nouveaux maîtres qui prétendent que la communauté doit être propriétaire, que chacun(e) réponde que " cest au contraire Moi qui suis propriétaire et je ne fais que mentendre avec dautres au sujet de ma propriété. Si la communauté va à lencontre de mes intérêts, je minsurge contre elle et je me défends. " (1)
Aux uns comme aux autres, ne manquons jamais une occasion de rappeler que " le propriétaire, ce nest ni Dieu ni l'Homme (la "Société humaine"), cest lindividu. " (2)
Quils se constituent en partis si ils le désirent mais quils nespèrent pas nous entraîner avec eux parce que nous tenons à notre indépendance plus qu'à toute autre possession et que nous ne la dévoierons pas pour quelque promesse quon puisse nous faire. Même sil peut arriver que sur un point précis, nous nous associions à tel ou tel groupement dintérêt - par exemple, dans le cadre dune lutte -, ce ne saurait être que conjoncturel. Les anarchistes ont chèrement payé cette leçon de l'histoire que " les membres de tout parti qui tient à son existence et à sa conservation ont dautant moins de liberté, ou, plus exactement, dautant moins de personnalité, et ils manquent dautant plus d'égoïsme quils se soumettent plus complètement à toutes les exigences de ce parti. Lindépendance du parti implique la dépendance de ses membres. " (3)
Nous relevons une différence frappante entre le sacre de Mitterrand et lavènement de Jospin. Celui-là se sentait obligé de rétribuer ses électeurs par une période de réformes - certes courte et confuse - alors que celui-ci semble décidé à faire l'économie de l'état de grâce. Il faut concéder au nouveau sauveur du peuple que les circonstances ne sy prêtent pas : les impératifs européens et le poids effrayant du Front national ne laisse que peu de liberté de mouvement au nouvel occupant de l'Hôtel Matignon. Et puis, pourquoi perdre du temps en minauderies puisque les alliés verts et rouges ne pourraient que légèrement entraver sa liberté de manoeuvre si lenvie les en prenait.
Même sil le désirait sincèrement, Lionel Jospin et ses associés ne pourraient pas tenir leurs promesses - en cela, ils diffèrent des candidats de droite qui, eux, auraient pu continuer à nous affamer sans trahir leur mandat. A partir du moment où les entrepreneurs n'hésitent pas à délocaliser les sites de production, les nouveaux maîtres peuvent bien ramener la semaine de travail à trente cinq heures (payées trente neuf), ça ne résoudra pas le problème du chômage problème qui nest dailleurs quun simulacre de problème, poudre au yeux des votants et autres abdicataires de leur liberté individuelle. Au fond de nous, nous savons bien que le vrai problème est de distribuer équitablement - cest à dire en fonction des besoins et désirs de chacun (e) - ce qui est produit. Labsurde mythe du " plein emploi " nen a plus pour longtemps et l'époque est proche où chacun (e) le dira ouvertement puisque déjà partout on le murmure. Nous nignorons pas quil nous faille produire - pas nécessairement plus quaujourd'hui - afin de consommer mais nous ne voulons plus que le travail se constitue en culte. " La question, désormais, nest plus de savoir comment conquérir la vie, mais comment la dépenser et en jouir. " (4)
Avec le retour de la gauche au pouvoir, nous avons a craindre un assoupissement des syndicats. Le souvenir des années Mitterand est encore vif où tant de nos aspirations furent bafouées sans que réagissent les " partenaires sociaux ". Craignons que cette idée ait été à lorigine de la dissolution de lAssemblée nationale ! L'étroit passage vers lEurope des finances pourrait bien sen trouver lubrifié. Des socialistes, dans une orgueilleuse volonté de rassurer les vaincus du jour, rappelaient quils étaient à lorigine de la contribution sociale généralisée (Javoue avoir frémis dangoisse en entendant ces mots). Avertis de ce risque damollissement - quand il ne sagira pas ouvertement de " briser les grèves " -, devrons-nous rester attentifs et, plus encore que dans le passé, porter nos revendications sur le terrain des luttes sans nous lier aux professionnels de la revendication.
Il nous manque un toit pour la nuit et, en même temps, des appartements sont vides ? Prenons les. Si des huissiers veulent nous en déloger, arguons de ce que nous ne nuisons à personne en prenant pied dans des lieux à labandon et que, de par notre besoin, ils nous sont dus. Si lon insiste et veut employer les policiers pour nous en expulser, opposons-leur la solidarité et, sil le faut absolument, payons leurs efforts avec leur propre monnaie : la force.
La faim nous tenaille et nulle table nest dressée pour nous ? Ce ne sont pas les biens qui manquent, emparons-nous en et apaisons nos estomacs. Si le boutiquier ou le restaurateur vient nous importuner de sa facture, invitons-le à partager notre repas. Sil insiste et devient menaçant, rappelons-lui que cest notre faim qui nous autorise à ces agapes et quil ny est pour rien.
Un charter est affrété pour " reconduire à la frontière " des travailleurs dont lutilité nest plus flagrante ? Faisons barrière de nos corps aux roues des avions. Pas par charité - cette prison de l'âme - mais par solidarité avec ceux qui, légitimement, pensent que cest ici quils veulent vivre aujourd'hui.
Il serait simple de multiplier à linfini les exemples ; lexercice serait vain car nous ne parviendrons jamais à établir un inventaire exhaustif des choses dont nous ne voulons plus - dont nous ne voulons pas. De plus, il serait présomptueux de dresser cette liste puisque nous ignorons quels seront nos besoins à venir.
La seule règle que nous puissions avancer sûrement et conseiller à nos contemporains est : " Emparez-vous de la jouissance, et elle vous appartiendra de droit ; mais quelle que soit lardeur de vos désirs, si vous ne la saisissez pas, elle restera le " droit bien acquis " de ceux dont elle est le privilège. Elle est " leur " droit, comme elle eut été " votre " droit si vous la leur aviez arrachée. " (5)
Aussi, puisque les choses semblent se clarifier et que - confrontés à linterchangeabilité des maîtres - beaucoup prennent enfin conscience de linutilité de l'État, associons-nous en fonction de nos besoins et non plus au bénéfice de penseurs et politiciens. Mais prenons garde de figer notre opinion et de soumettre notre volonté à des maximes, à des étiquettes, qui ne reflètent que la réalité dun instant. Max Stirner a bien résumé la chose quen il écrivit : " Je ne veux pas être lesclave de mes maximes, mais je veux quelles restent, sans aucune garantie, exposées sans cesse à ma critique ; je ne leur accorde aucun droit de cité chez moi. Mais jentends encore moins engager mon avenir à lassociation et lui "vendre mon âme", comme on dit quand il sagit du diable et comme cest réellement le cas quand il sagit de l'État ou dune autorité spirituelle. Je suis et je reste pour moi plus que l'État, plus que l'Église, Dieu, etc., et, par conséquent, infiniment plus aussi que lassociation " (6).
(1) LUnique et sa propriété, Max Stirner, traduction de Robert L. Reclaire, Stock + Plus, 1978
(2) Idem
(3) Il est bien entendu quil sagit de l'égoïsme conscient et responsable et pas de sa caricature bourgeoise ou communiste. Le lecteur intéressé par cet égoïsme dont nous nous réclamons se référera avec bénéfice à louvrage dont sont extraites les citations qui émaillent cet article : LUnique et sa propriété, Max Stirner, traduction de Robert L. Reclaire, Stock + Plus, 1978
(4) LUnique et sa propriété, Max Stirner, traduction de Robert L. Reclaire, Stock + Plus, 1978
(5) Idem
(6) Idem