Quelques heures après lenterrement de Bakounine, à Berne, le lundi 3 juillet 1876, quelques-uns de ceux qui avaient accompagné le vieux révolutionnaire jusqu'à sa dernière demeure, des Suisses, des Allemands, des Italiens, des Français, des Russes, adoptèrent, à lunanimité, la motion suivante : " Considérant que nos ennemis communs nous poursuivent de la même haine et de la même fureur dextermination ; que lexistence de divisions au sein des partisans de l'émancipation des travailleurs est une preuve de faiblesse nuisant à lavènement de cette émancipation ; les travailleurs réunis à Berne à loccasion de la mort de Michel Bakounine, et appartenant à cinq nations différentes, les uns partisans de l'État ouvrier, les autres partisans de la libre fédération des groupes de producteurs, pensent quune réconciliation est non seulement très utile, très désirable, mais encore très facile, sur le terrain des principes de lInternationale tels quils sont formulés à lart. 3 des statuts généraux révisés au Congrès de Genève de 1873 ; en conséquence, lassemblée réunie à Berne propose à tous les travailleurs doublier de vaines et fâcheuses dissensions passées, et de sunir plus étroitement sur la base de la reconnaissance des principes énoncés à lart. 3 des statuts mentionnés ci-dessus. "
Rappelons, pour mémoire, que le Congrès de Genève de lAssociation internationale des travailleurs dont parle cette résolution se tint dans la grande ville de Suisse romande du 1er au 6 septembre 1873. Des représentants des sections anglaise, belge, espagnole, française, hollandaise, italienne et jurassienne y assistaient. Lart. 3 voté est rédigé de la manière suivante :
" Les fédérations [nationales] et les sections [locales ou de métiers] conservent leur complète autonomie, cest-à-dire le droit de sorganiser selon leur volonté, dadministrer leurs propres affaires sans aucune ingérence extérieure, et de déterminer par elles-mêmes la marche quelles entendent suivre pour arriver à l'émancipation du travail. "
On se souvient quune année auparavant, en septembre 1872, le Conseil général de lInternationale dirigé par Karl Marx, grâce à une majorité fabriquée et factice, avait réussi à faire expulser de lorganisation les porte-parole de la tendance fédéraliste, M. Bakounine, J. Guillaume et A. Schwitguébel. La ligne de partage s'était marquée entre ceux qui voulaient organiser le prolétariat en " parti politique " afin de conquérir le " pouvoir politique ", les marxistes, et ceux, quon ne nommait pas encore anarchistes, dont lobjectif saffirmait être la " destruction de tout pouvoir politique " et son remplacement par une " fédération " des " corps de métiers et des communes ". Cest une année plus tard, après un travail de contacts et dexplications assuré surtout par les Jurassiens et James Guillaume, que presque toutes les fédérations, à lexception des Allemands et des Américains, au Congrès de Genève, tentèrent de reconstituer cette unité et de la rendre viable, grâce à lautonomie dorientation de chacune des fédérations et sections - quant à Marx et aux quelques partisans qui le suivaient encore, après quils eurent transféré le siège de lAIT à New York, ils abandonnèrent la vieille Internationale.
La motion adoptée quelques heures après que Bakounine eut été porté en terre était sans doute émouvante : comme l'écrivit la correspondante deVpered, le journal de Lavrov et des populistes, chacun était conscient que venait de disparaître " une force historique, le représentant dun demi-siècle de mouvement révolutionnaire ". Mais pas seulement, et le texte exprimait également laspiration toujours renaissante à lunité des travailleurs et des socialistes ; à ce titre, elle est exemplaire parce quelle fut adoptée en commun par des partisans des deux stratégies principales du mouvement ouvrier socialiste. Quel moyen préconisaient-ils ? Lautonomie dorganisation et dorientation de chacune des structures de lorganisation internationale
Cette tentative de faire coexister ensemble des militants aux pratiques et aux objectifs différents, comme on sait, échouera. Plus tard, une nouvelle Internationale se constituera autour de partis politiques nationaux électoralistes et rejettera de ses rangs les libertaires. Avec les affrontements inévitables que cette division engendrait. La rupture entre parlementaristes et antiparlementaristes était consommée.
Le syndicalisme révolutionnaire de la CGT française, de sa fondation à 1908 environ, fut une nouvelle tentative de rendre possible lunité organique de la classe ouvrière. A la différence de la solution adoptée par le Congrès de Genève, la cohabitation des deux orientations, le moyen utilisé - on se souvient que les statuts de la CGT de cette époque proclamaient que lorganisation syndicale " groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat " - consista à expulser du syndicat les questions " politiques ", cest-à-dire les débats et les prises de position en faveur de tel ou tel candidat ainsi que la lutte antiélectorale. La CGT décida de se " neutraliser " dun point de vue politique et de concentrer son activité sur la lutte de classes dans sa manifestation daction directe économique.
Dans les faits, pourtant, alors que lopinion publique de l'époque percevait la CGT comme entièrement syndicaliste révolutionnaire, et presque comme une antichambre du communisme anarchiste, une évolution sopéra peu à peu, qui amena la Confédération, unitaire et pluraliste, dont de nombreux militants étaient membres du parti socialiste unifié depuis 1905, à pratiquer une sorte de division du travail avec lorganisation politique.
La neutralisation politique du syndicalisme a correspondu pour des secteurs entiers de lorganisation à un abandon de la dimension générale de la lutte, à son caractère politique, en donnant à ce mot, ainsi que le dit Émile Pouget, son sens le plus large. Niel, un des porte-parole de la tendance réformiste, affirmait que les anarchistes, dans lintérêt de lunité, devait cesser " leur guerre contre les socialistes ", cest-à-dire que les anarchosyndicalistes se voyaient dans lobligation morale darrêter de sopposer à la stratégie de conquête des pouvoirs publics par les élections et de dénoncer les groupes et partis qui sen faisaient les propagandistes.
Le syndicalisme révolutionnaire des premières années du siècle, en conséquence, a sous-estimé les questions dorientation politique. Lorsque Monatte affirmait qu'" au syndicat les divergences dopinion, souvent si subtiles, si artificielles, passent au second plan ", il pensait peut-être aux luttes dinfluence que se livraient les diverses tendances du socialisme parlementaire, querelles subalternes quil escomptait possible de dépasser par la pratique de la lutte de classes. Cette analyse ne sappliquait qu'à la lutte quotidienne - et cest là son utilité. Mais elle était complètement inadéquate pour aborder les vraies questions politiques, les vraies divergences, les vraies oppositions et surtout la plus importante, qui se résume simplement par lalternative conflictuelle de la scission de lInternationale : la lutte de la classe ouvrière vise-t-elle à la conquête ou à la destruction du pouvoir politique ?
Lunité pragmatique dans la lutte ne fut opératoire - certes, elle le fut avec vigueur et dynamisme - que dans le domaine revendicatif ; dès que les questions politiques furent abordées, telles que la guerre mondiale ou la Révolution russe, lorganisation ouvrière unifiée sera paralysée ou explosera.
La quasi-totalité des militants libertaires de la période qui précéda la Première Guerre mondiale, Monatte et Malatesta comme les autres, se déclaraient pour le préservation de lunité syndicale, image et pratique de lunité ouvrière.
Un militant comme Malatesta, on la vu, conseillait aux " compagnons " de militer comme anarchistes dans le mouvement syndical, sans illusion sur ce que Malatesta considérait comme une organisation irrémédiablement réformiste, afin dy propager la finalité communiste anarchiste et les tactiques daction directe.
Plus tard, dans les années vingt, ce point de vue se modifia avec la jeune génération. Dans son livre, Organisation anarchiste, l'histoire de la FAI, Juan Gomez Casas, qui fut le premier secrétaire général de la CNT dEspagne au sortir de la nuit du franquisme, cite en particulier une polémique quAbad de mène comme Malatesta à propos de ce concept de lunité syndicale : " Malatesta défend, dit Santillán, une conception métaphysique du mouvement ouvrier en se faisant lavocat de son unité dans labstrait. " Il existerait selon lui, continue Santillán, " un pur mouvement ouvrier sans tendance sociale particulière dont le but serait seulement de sorganiser en syndicats. [ ] Si un tel mouvement idéal, ouvert à toutes les tendances, était possible, si l'histoire pouvait montrer quil avait jamais existé, alors il serait possible de discuter de lopportunité dy introduire la tactique [anarchiste] recommandée par Malatesta. " Mais, conclut Santillán, " un pur mouvement na jamais existé, nexiste pas, nexistera jamais. La réalité est que le mouvement ouvrier est divisé en plusieurs tendances, du fascisme à lanarchisme. [ ] Que faire ? Malatesta conseille de respecter lunité de la classe. Nous rejetons cette illusion et appelons Malatesta à nous aider à constituer une force syndicale révolutionnaire, cest-à-dire anarchiste, dans chaque pays. Avec une telle force syndicale ouvrière, nous serons en mesure de résister à linvasion des courants politiques et des tendances qui sont opposés à la révolution. Sans une telle force, nous attendrons passivement que l'histoire se tourne un jour dans notre direction "
Tel fut le principe même sur lequel fut bâti le mouvement syndical révolutionnaire espagnol. Son acceptation lucide de la situation de division stratégique du monde salarial et socialiste lui a permis dapporter un correctif au syndicalisme révolutionnaire des origines : lobjectif final de destruction du pouvoir politique ne peut saccompagner dune neutralité envers les partis politiques dont le but est la conquête du pouvoir politique - ce dernier s'étant révélé être une perpétuation de la domination et de lexploitation du salariat.
Aujourd'hui quune partie importante de la population perd peu à peu confiance en la représentation parlementaire, que la religion républicaine et ses cérémonies électorales se dévaluent chaque jour davantage - cest-à-dire que les conditions se réunissent progressivement pour quapparaisse de nouveau, à un niveau de masse, la conviction que l'émancipation de l'humanité implique la destruction du pouvoir politique - il importe de se souvenir des débats du commencement du siècle et den tirer de salutaires leçons. En particulier, dentendre le message de Santillán. Hors de la revendication quotidienne, il ne peut y avoir dunité entre les deux tendances historiques du socialisme, pas de passerelle, pas de position moyenne. Il est l'heure, pour les libertaires, de construire leur maison commune, syndicale et spécifique. Et non pas de servir de fantassins ou de portiers au rez-de-chaussée de la prison que les autres sont perpétuellement en train de rebâtir.