Pierre Blachier est décédé le 28 juillet. Qui se souvient de ce nom qui, administrativement, terminait inévitablement des publications comme ICO, La Lanterne Noire, Les Raisons de la Colère, accompagné parfois dune adresse dans une rue lointaine et ignorée du quartier prolétarien du XIXe arrondissement de Paris.
Plusieurs générations ont grandi depuis cette époque repoussant vers loubli ceux que les vicissitudes de la vie entraînaient dans les replis dune marginalisation autant géographique que sociale. Mais ceux-là même de sa propre génération lavaient aussi délaissé alors quil ne pouvait plus sintégrer, même de temps à autre, dans ce milieu dactivité et de militantisme que la vieillesse et la mort désagrégeaient peu à peu.
Tout cela, qui avait été pendant des décennies partie de sa vie, la " longue et cruelle maladie " de sa compagne (pour parler comme dans les impersonnelles chroniques nécrologiques) lavait fait sen éloigner bien à contre-cur, éloignement scellé ces dernières années par la même " longue et cruelle maladie " qui le frappait à son tour.
Pierrot était un anarchiste, un anarchiste-né je pourrais dire, car son tempérament autant que son expérience sociale le poussait vers une action critique individualiste. Lui-même disait quil avait un " foutu caractère " : ses refus et ses critiques à lemporte-pièce, avaient sans doute renforcé cet isolement mais lui avait aussi permis de préserver farouchement un espace de liberté - dintimité - dans lequel bien peu étaient admis.
Sous ces dehors bourrus et tranchants se dissimulait une grande sensibilité qui se dévoilait parfois lorsquil évoquait son passé. Lui, lanticlérical, il avait su conserver un copain catho pratiquant ; lui, lindividualiste, savait se donner sans partage à un travail collectif ; lui, plus ou moins misogyne, risquait gros à aider les filles en difficulté ; je pourrais multiplier ces facettes, contradictoires seulement en apparence. Pas du tout un éclectisme mais parce quil considérait dabord les qualités humaines de chacun.
Autant et peut-être plus quanarchiste, Pierrot était un prolo, un prolo authentique fils dune longue aristocratie de prolos nayant jamais eu la moindre velléité de sortir dune condition contre laquelle il sinsurgeait mais quil revendiquait avec fierté. Il avait terminé sa carrière avec la promotion invariante de plus de deux décennies dOS2 chez Renault Billancourt, la " forteresse ouvrière " (avec une villégiature temporaire punitive à Flins, suite à des " mots " avec son chef datelier).
La qualité mythique douvrier de Renault, si prisée dans le milieu gauchiste lui valut une attention particulière quil accueillait avec une ironie amusée, mais cela ne lui tourna jamais la tête et ne le fit jamais se départir de sa critique abrupte des " grosses têtes ".
Je lavais rencontré en 1959. Il avait déjà un long passé militant derrière lui, ayant connu la crise de 1930, la guerre, s'étant accroché avec les " autorités " de la FA. Nous étions peu satisfaits des groupes existants tout comme des syndicats auxquels nous nous étions frottés. Avec dautres proscrits du même genre tous issus dun milieu de travail, nous avons alors fait un long bout de chemin ensemble.
En 1959, cela paraissait une gageure de réunir ainsi dans un travail commun politico-syndical de base, des travailleurs venant d'horizons divers, en gros de formation anarchiste et marxiste. Cela devait pourtant durer près de quinze années. Ceci est une autre histoire : Pierrot en fut dun bout à lautre.
Quelques jalons qui permettront - peut-être - à ceux qui lont côtoyé de retrouver le fil dun souvenir : Belleville, son Belleville aujourd'hui disparu, rue Ternaux, Tribune Ouvrière, Mai 68, Taverny, Bruxelles, La Lanterne Noire, Les Raisons de la Colère, etc.
Chacun pourra y joindre une parcelle plus ou moins grande de sa vie, à laquelle Pierrot fut associé. Tous pourront ajouter alors avec moi : c'était mon camarade.