En quelques mois, Laurent-Désirée Kabila est passé de lombre à la lumière. Lui, le Lumumbiste, retranché au Katanga où il sadonnait, dit-on, à quelques trafics juteux, a réussi quasiment sans combattre à se défaire de la dictature mobutiste et à sinstaller à la tête dun État en banqueroute dans lequel plus rien ne fonctionne. Salué par les uns comme un " libérateur ", conspué par les autres qui le traitent d'" escroc " ou de " pantin " à la solde de puissances étrangères, la personnalité du nouveau chef zaïrois est à l'évidence très controversée.
Tous les observateurs saccordent pour dire que Kabila seul, avec sa maigre guérilla, naurait pu mener à bien son combat anti-Mobutu. Il na fait que saisir une opportunité historique à plusieurs titres :
- sappuyer sur le ras-le-bol dune population senfonçant dans la misère et sapercevant que le régime mobutiste était à bout de souffle et lopposition légaliste sans perspectives,
- encadrer la révolte des Banyamulengue dorigine tutsie,
- trouver des convergences dintérêt avec le Rwanda dune part (qui voulait en finir avec les camps de réfugiés hutus installés à la frontière, camps dans lesquels les anciens génocideurs préparaient une reconquête du Rwanda) et les États-Unis de lautre (bien contents de fragiliser encore plus le pré-carré français et disposant, de plus, du relais sud-africain pour incarner diplomatiquement la " voix de lAfrique moderne ").
L'homme est donc habile. Il a su jouer de son prestige dantan et du fait quil na jamais collaboré avec Mobutu. Ajoutons également que, selon nous, il a fait le bon choix tactique : celui de la guerre de libération sans concession, ni avec un Mobutu délégitimé (mais toujours redoutable) ni avec une opposition pour une grande part reconsidérée (parce que dirigée par des leaders avides de pouvoir, corrompus et capables de retourner leurs vestes du jour au lendemain). Le soutien que lui ont accordé les États-Unis et lAfrique du Sud signifie également que des multinationales anglo-saxones vont investir beaucoup dargent pour remonter une infrastructure économique défaillante (on parle dun " mini plan Marshall " pour le Zaïre).
Sil jouit pour l'heure dun crédit important auprès dune population trop souvent désabusée par la classe politique, Kabila ne pourra pas compter longtemps sur cet état de grâce. Le peuple attend des réponses rapides à ses problèmes (tout le secteur éducatif, sanitaire et social est hors service) et ne se contentera pas de discours classiques fustigeant la corruption de lancien régime et encensant la rigueur morale du nouveau.
Concernant la politique économique, le programme de lAlliance des forces démocratiques de libération ne lève pas les ambiguïtés : sils sont tous unis pour ressortir la symbolique nationaliste des années 60 (Zaïre rebaptisé " République démocratique du Congo "), ils se divisent entre options " nationaliste " et ultralibérale. De toute façon, Kabila naura guère le choix : le pays est dans un tel état de décomposition quil lui faudra bien accepter les diktats des multinationales prêtes à investir dans un pays où la corruption massive était derègle.
Sur le front politique, Kabila a pour linstant écarté les gêneurs : parmi ceux-ci, on compte bien évidemment des politiciens véreux, mouillés jusquau cou dans le mobutisme mais on compte aussi un homme, Etienne Tshishekedi, qui passe pour un vertueux. Vieil opposant au mobutisme, président de lUnion pour la démocratie et le progrès social, Tshishekedi sest imposé comme le leader de lopposition démocratique. Ennemi juré de Mobutu, il est devenu aussi celui de Kabila depuis que, emboîtant le pas dune classe politique aux abois, il sest mis à fustiger les " envahisseurs rwandais " menaçant le Zaïre ! Il est aujourd'hui le principal danger pour Kabila et beaucoup rêvent, déjà, dune alliance nationale entre hommes pour " unifier le pays ".
Autre problème à résoudre pour Laurent-Désirée Kabila : la place des Tutsis dans lappareil politique. En instaurant le parti unique, il a mis dans le même sac les mobutistes (qui ont formé les Forces politiques du conclave) et les opposants qui ont lutté durant dix ans au sein de la Conférence nationale souveraine pour une transition en " douceur " (à cela sajoute le fait que 15 des 20 ministres sont des " émigrés " nouveaux en politique, ce qui symbolise la défiance du nouveau régime à l'égard de la classe politique du pays !) ; en installant des Tutsis à des postes clés du gouvernement, il va renforcer un sentiment de haine présent dans les élites comme dans le peuple à l'égard de cette communauté que certains refusent de voir comme " zaïroises ". Et on sait où mène lutilisation politicienne de la question identitaire !
A première vue, le régime de Kabila apparaît bien fragile. Certes, il bénéficie de lappui américain et de ses dollars, mais parallèlement, son organisation est pétaudière dans laquelle saffrontent différents courants qui ne se sont unis que pour en finir avec lancien régime. Certes, il apparaît pour l'heure comme celui qui a fait tomber une dictature sanglante vieille de trois décennies, mais sil savère que sa marche sur Kinshasa sest traduit comme on le craint par le massacre de milliers de réfugiés hutus, il perdra très rapidement sa crédibilité et ses alliés extérieurs.
En fait, la seule certitude que lon ait, est la suivante : la survie du régime de Kabila dépendra de la volonté américaine dinstaller à Kinshasa un pouvoir capable dy faire régner lordre, la stabilité, la discipline conditions indispensables au développement de l'économie de marché !