Le gouvernement veut se présenter comme réaliste et responsable. Ne régulariser que quelques milliers de sans-papiers et " toiletter " les lois Pasqua-Debré serait la seule démarche possible. Ainsi, la gauche voudrait fixer la limite du raisonnable. Au-delà de cette frontière, personne ne pourrait sérieusement saventurer.
Plus dun millier de pétitionnaires demandent la régularisation de tous les sans-papiers. Chevènement les traite dirresponsables. Des voix de plus en plus nombreuses s'élèvent pour défendre la liberté de circulation, le premier flic de France leur répond quils sont des libéraux ou, sur un registre plus condescendant, des " gens sincères mais mal informés ".
Pendant des années, les organisations antiracistes se sont contentées, dans leur grande majorité, de défendre des cas individuels " dirréguliers ", quelles considéraient comme étant plus " présentables " que dautres, tout en refusant de remettre en cause la logique de contrôle des flux migratoires. Au fil du durcissement progressif à la fois de la législation et des pratiques concrètes de ladministration, cette logique " humanitaire " a montré de plus en plus clairement ses limites.
Les mouvements de sans-papiers ont mis en avant une autre logique, celle de la lutte collective. Leur auto-organisation leur a permis dacquérir une autonomie vis-à-vis des organisations antiracistes et de leur démarche au cas-par-cas. Vivant tous la même galère, ils ont refusé de trier parmi eux ceux qui auraient une chance d'être régularisés et ceux qui nen auraient aucune. Tout naturellement, le slogan, " des papiers pour tous " sest alors imposé.
Quand la droite était au pouvoir, attaquer à coups de hache l'église Saint-Bernard choquait tous nos bons dirigeants de gauche. Aujourd'hui, Mauroy qualifie d'" insurrectionnel " le comité de sans-papiers de Lille. De son coté, le gouvernement affirme quil organisera lexpulsion des dizaines de milliers de sans papiers qui ne seront pas régularisés. Pour mener à bien ce projet, ce sont de véritables lignes régulières, sous contrôle militaire, que la gauche devra organiser. A côté, les charters de Debré paraîtront bien ridicules. Mais il ny aurait pas dautres solutions.
Demander la régularisation des cent vingt mille sans-papiers qui en ont fait la demande comme le réclament plus dun millier de pétitionnaires na rien dutopique. Pourquoi ce qui était possible en 1981 ne le serait-il plus aujourd'hui ?
Quand la droite était au pouvoir, signer des pétitions ou descendre dans la rue contre la loi Debré aurait constitué un salutaire sursaut moral mais aujourd'hui tout serait différent. Pourtant, la loi Chevènement se situe clans la continuité de celles qui lont précédé. Pour atteindre les mêmes objectifs, elle conserve évidemment lessentiel de larsenal hérité de Pasqua-Debré, le renforçant même dans certains domaines. Mais la contester serait dangereux. Ce qui était vrai hier ne le serait plus aujourd'hui.
Pour faire passer la pilule, le gouvernement bénéficie de la compréhension-complicité de tous ses réseaux militants, quils appartiennent à la gauche politique ou associative. Il ne faudrait surtout pas gêner les camarades ministres. Pour la forme, les Verts ou le P.C.F. émettent des critiques mais cest dans larène parlementaire quils souhaitent " mener la lutte ". De leur côté, la L.D.H., le M.R.A.P. ou la Cimade placent leurs espoirs dans le lobbying ou les négociations de couloir. Pour espérer faire reculer le gouvernement, cest pourtant dans la rue quil est plus que jamais nécessaire de construire le rapport de force.
Pendant ce temps, Chevènement défend son projet de loi. Il serait ferme et généreux, en un mot républicain Sa grande ambition serait daboutir à un vaste consensus politique sur limmigration. Être trop " laxiste " serait catastrophique, cela pourrait désespérer l'électorat populaire et le pousser dans les bras du Front national.
Cette rengaine nous est familière. Quand les pétitions fleurissaient contre la loi Debré, Raoult, alors en charge du portefeuille de lintégration stigmatisait lui auss les bons sentiments de " privilégiés " quil accusait de ne pas connaître la situation des classes populaires.
Pour combattre le Front national, il faudrait adopter sa logique. Lidée nest pas nouvelle. Il y a quelques années, Fabius lavait exprimé clairement : " le Front national pose les bonnes questions mais napporte pas les bonnes réponses ".
En loccurrence, les réponses découlent pourtant logiquement des questions.
Affirmer comme le Front national que combattre limmigration est nécessaire pour faire reculer le chômage, cest se placer sur son terrain. Depuis quinze ans, on sait les conséquences désastreuses dune telle démarche: elle ne fait pas reculer le Front national, qui apparaîtra toujours comme le plus conséquent dans cette surenchère répressive, mais elle lui apporte, bien au contraire, une véritable caution idéologique.
Bien sûr monsieur Chevènement, cette façon de poser les problèmes fait consensus, à gauche comme à droite. Mais cest justement ce type de consensus qui est inacceptable.
Croire que partager le travail, en diminuant les salaires et en accroissant la flexibilité, serait un moyen de résorber le chômage, cest se résoudre à partager la misère. Affirmer quil faut contrôler fermement les flux migratoires pour ne pas accroître le chômage, cest accepter de faire de lEurope une forteresse blanche et de Vigipirate un modèle de société.
Gérer loyalement ce système en se pliant à ses règles tout en prétendant pouvoir le rendre acceptable, cest se fourvoyer dans une terrible impasse. Anarchistes, nous refusons de restreindre le domaine des possibles aux nécessités dune société capitaliste et étatique que nous rejetons.