Nous sommes confrontés à un procès Papon surmédiatisé. Mais après tout, le contraire nous eut étonné. Dans la relation des faits qui touchent à cette période, il y a une sorte de récurrence qui veut que la classe politique, sinon la société, se divise en deux blocs antagonistes, blocs qui ne recouvrent pas, loin sen faut, les divisions politiciennes habituelles
Au nom du " résistantialisme ", daucuns semploient à considérer que la France na en rien à endosser la parenthèse vichyssoise L'histoire nationale et républicaine sarrêterait en juillet 1940 pour ne reprendre quen août 1944 Une parenthèse qui attribue à la Résistance la légitimité historique et à la collaboration, Iabandon de la tradition nationale et républicaine ainsi que lindignité et la lâcheté au moment de lutter contre Ienvahisseur.
Au nom de " lunité nationale ", dautres, très rapidement du reste (1), ont considéré que le temps était venu doublier, sinon de pardonner, les faits, gestes et actes de collaboration supportés par une partie de ladministration vichyssoise de l'époque, actes dans le cadre de la politique mise en uvre par le maréchal Pétain, le gouvernement Laval et les gouvernements qui lui succédèrent
Pour les anarchistes, parmi les questions soulevées par ce procès, trois dentre elles méritent que nous nous y arrêtions ici.
Assimiler les regrets et les repentances tardives dun président de la République (2), de l'Église catholique de France, dun syndicat de police assimiler cela à la " fin expiatoire " et attendue de Vichy, relève plus de la cécité journalistique que de lobjectivité historique en marche.
Le devoir de mémoire ne peut ni ne doit saccorder de frontières. Il ne peut être la caution servant à réhabiliter une classe politique passablement emportée par la tourmente des affaires, des reniements et des promesses rarement tenues.
En clair, la mémoire doit nous permettre de remonter l'horloge du temps sans chercher à établir au préalable les échéanciers, les étapes obligées et les circuits quelle devra emprunter. Dans laffaire qui nous préoccupe il est nécessaire de se souvenir du fait quen 1936, les politiciens, toutes tendances confondues, saccordèrent à condamner la " révolution libertaire " espagnole. Certains le firent alors au nom de la défense des seules valeurs républicaines et de la politique de Staline et dautres, au nom des valeurs de la chrétienté, de la libre concurrence et de Franco.
La victoire des phalangistes dEspagne (3) et du fascisme européen mettait un terme à une parenthèse révolutionnaire, seule susceptible de faire barrage au déferlement de la barbarie. Il est utile de se rappeler que Pétain fut nommé ambassadeur de France auprès du " sinistrissime " Franco en 1939. Cette nomination ne fut-elle pas le fait dune République légitime et démocratique ?
La grande administration, (la moyenne et la petite aussi) est passée du service de la république bourgeoise à celui de l'État français en ne saccordant quun court répit. Un moment de réflexion suffisant qui permit aux serviteurs zélés du gouvernement, aux défenseurs zélés des inégalités sociales, aux hommes qui mettent la religion du pouvoir et de lordre au dessus de toute émotion et de tout choix personnel, de changer de maîtres sans changer d'âme. Lobéissance à l'État ne se discute pas, quels que soient les hommes qui le dirigent.
La légitimité, ladministration de Vichy la tira tout dabord de la pantalonnade sinistre du 10 juillet 1940 qui vit 569 députés et sénateurs - contre 80 parlementaires réfractaires (4) - accorder tous les pouvoirs au gouvernement de la République, sous lautorité et la signature du maréchal Pétain.
Fort de cette décision, et dès le lendemain, Pétain promulguait trois actes constitutionnels qui donnaient naissance à l'État français.
Ce qui est en cause, nous pouvons le constater ici, cest la légitimité attribuée à des actes et des périodes, du seul fait quils émanent des hautes sphères de l'État, des votes décisionnels des Chambres, des prises de position de la " représentation nationale ".
La souveraineté des individus, y compris quand ces derniers se coalisent, trouve là les limites de son expression : la souveraineté des décisions de l'État prime sur tout et la défense du statu quo sociétaire fait dinégalités et dinjustices sociales sen trouve en tout temps et en tout lieux confortée !
Les présidents en exercice avaient tous, plus ou moins, leur casserole vichyssoise planquée dans un placard élyséen. Pompidou avait aidé Touvier. Mitterrand couvrait Bousquet. Quant à Giscard, sa famille fournissait quelques appuis à la politique vichyssoise
Il furent lobjet de lintérêt assidu dune partie des médias dinformation. Seul De Gaulle trouvait grâce aux yeux des historiens et hagiographes, traduisant en cela la propension quil y a à protéger le " mythe historique " de toute impureté, au demeurant en se vautrant, si besoin était, dans l'hypocrisie et la malhonnêteté intellectuelle.
Pensez donc ! L'homme du 18 juin appelant dans son entourage des fonctionnaires impliqués dans ladministration vichyssoise !
Et pourtant, nen déplaise à M. Séguin, M. Messmer et autres tartufes gaullistes, lidentité même du gaullisme se trouve écornée par ce retour à l'histoire.
Le " guide " de la France détenait sa légitimité du 18 juin 1940. Il sut la prendre et la conserver alors que les dépositaires légaux navaient su la protéger.
A la Libération, il se fit très vite le chantre de lunité nationale, unité fragile quil avait contribué à forger dès son appel de juin Pour survivre et bâtir, la mobilisation du travail et laffirmation de l'État délivrèrent dans cette période une absolution généralisée des fautes passées. Mais, ce faisant, les classes dirigeantes firent l'économie dun questionnement de fond : " [ ] Comment épurer sans amorcer lexamen critique des fondements économiques, sociaux et politiques du système qui avait fait proliférer la trahison ? ".
La Libération, sous la férule du général de Gaulle, ouvrit une période de tensions mais namorça pas le processus révolutionnaire un moment entrevu. Alexandre Parodi (5), appliquant à la lettre les consignes du général écrivait : " [ ] Je vous recommande de parler toujours très haut et très net au nom de l'État. Les formes et les actions multiples de notre admirable Résistance intérieure sont des moyens par lesquels la Nation lutte pour son salut. L'État est au-dessus de toutes ces formes et de toutes ces actions ".
La question clé de la restauration de l'État réglait, chemin faisant, la question de sa continuité. Les commissaires de la République se substituèrent aux préfets régionaux de Vichy. Ils furent les pièces maîtresses de l'édifice " autoritaire " et semployèrent à installer par tous les moyens et dans les délais les plus brefs le pouvoir de droit face à tous les pouvoirs de fait
Laissons la mémoire une fois encore sexercer. Nous pouvons ainsi écrire que les défenseurs les plus qualifiés des intérêts capitalistes furent très vite convaincus que le pouvoir navait guère changé de mains (6). Il est vrai que le " redressement " dans la liberté, le coup darrêt aux illusions collectives de la Libération, la concurrence comme prix de lexpansion et du bien-être, permirent au patronat de reprendre très vite confiance.
Le maintien à Bordeaux de Maurice Papon, qualifié récemment par M. Raymond Barre de " grand commis de l'État " (7), servait les intérêts de la grande bourgeoisie, servait les desseins du général de Gaulle, en un mot réalisait le vu cher à ce dernier, faire admettre aux Français que " la nécessité est la loi suprême ". Ainsi le programme du C.N.R. (Conseil national de la résistance) qui envisageait à la Libération la mise en place dune " véritable démocratie économique et sociale " fut-il jeté aux orties Mais de cela le devoir de mémoire de certains nen a cure !
(1) Dans le cadre du procès, Monsieur Olivier Guichard na-t-il pas déclaré que De Gaulle " jugeait nécessaire, au nom de lunité nationale, dintégrer les anciens cadres de Vichy dans ladministration issue de la Libération : Ainsi Georges Pompidou, Michel Debré et Maurice Couve de Murville, tous anciens Premiers ministres du général De Gaulle ont-ils fait leurs armes dans ladministration de Vichy "
(2) Jacques Chirac lors dun discours tenu le 16 juillet 1995
(3) La politique franco-anglaise de non-intervention peut à cet égard être soupçonnée davoir aidé le camp de la réaction ]
(4) Sagnes Jean, Marielle Jean, Pour la République. Le vote des 80 à Vichy le 10 juillet 1940, Moulins, 1992. Ed. Comité en l'honneur des quatre-vingts parlementaires du 10 juillet l940,79 p.
(5) Délégué général du gouvernement en France
(6) Ehrmann H.W., La politique du patronat français 1936-1955, Paris, 1959, Ed. Colin
(7) Il fut en effet ministre du Budget de R. Barre entre 1978 et 1981