Voila un mois maintenant que le procès Papon a commencé et nous ne sommes toujours pas entrés dans le vif du sujet, à savoir lexamen précis des faits qui lui sont reprochés. Il faut reconnaître que sa défense est assurée par un avocat retors mais de talent, habitué des grands procès, proche de la droite nationaliste et de lextrême droite, Jean-Marc Varaut, lequel sait user de toutes les ficelles du code de procédure pénale.
Face à cette unité de la défense se retrouvent une quinzaine davocats défendant tant les parties civiles, personnes physiques au nombre de 34 - rescapés des convois ou membres des familles de celles et ceux qui ne sont pas revenus -, quune quinzaine dassociations agréées - notamment la Ligue pour la défense des droits de l'homme et du citoyen, le Mouvement contre le racisme et pour lamitié entre les peuples, la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes, les Fils et filles des déportés juifs de France, lAssociation des anciens déportés juifs de France internés et familles de disparus et le Consistoire central - et qui, outre des rivalités médiatiques, nont pas la même approche du procès : certaines privilégient la spécificité du problème juif, dautres veulent faire le procès du régime de Vichy, dautres enfin - et je les rejoins pour ma part - concentrent leur tir sur lAdministration en tant quentité au service du pouvoir, quelle que soit sa couleur.
Dès la première audience, le 8 octobre, lavocat de Papon demande la mise en liberté de son client en se basant notamment sur la Convention européenne des droits de l'homme et la notion de procès équitable, dautant quil na jamais été condamné jusqualors et quil est tributaire par ailleurs de graves problèmes de santé. Lexpertise médicale ordonnée conclue au maintien possible en détention si elle seffectue dans le cadre dune hospitalisation dans un service de cardiologie. A la surprise du Ministère public et des avocats, et à la stupeur des parties civiles, la Cour ordonne la mise en liberté de laccusé en rappelant que la liberté est la règle et la détention lexception, et que jusqu'à présent le Ministère public navait jamais jugé utile de requérir la mise en détention provisoire de Papon Extraordinaire ce respect scrupuleux des droits de la défense pour un accusé poursuivi pour " crime contre l'humanité " ! Le décalage est manifeste entre linsigne gravité des faits et la mansuétude de la décision de remise en liberté. Si on ne peut que saluer en soi le respect de ce principe de liberté, dans la réalité de tous les jours cest la détention qui prévaut et leffet " justice de classe " est ici flagrant. Après la lecture ensuite pendant huit heures des 169 pages de larrêt de renvoi détaillant les faits reprochés à laccusé (voir le M.L. du 2 octobre), vont défiler à la barre jusquau 22 octobre les témoins de moralité convoqués par la défense et qui, par leur seule " qualité " déjà, sont destinés à impressionner les jurés : les anciens premiers ministres Mesmer et Barre, les anciens ministres Guichard et Mestre, lancien préfet de Paris Doublet, le successeur intérimaire de Jean Moulin à la tête du C.N.R. pendant l'été 43 Bouchinet-Serreulles, lacadémicien Druon, auteur avec son oncle Joseph Kessel du " Chant des partisans ", etc. Le but de la manuvre est simple : il sagit de démontrer que Papon est un soldat du gaullisme et quen tant que tel il ne peut être soupçonné de faits graves de collaboration, qui par ricochet mettraient à mal le mythe gaulliste de la Résistance. Et les témoins dinsister sur le libéralisme profond de Papon, sa haute compétence et son sens du devoir, les services rendus à la Résistance et le fait quon nait appris quen 1945 lexistence des camps dextermination nazis.
Deux accrocs toutefois dans ce tableau dun Papon au-dessus de tout soupçon : Mesmer tout dabord qui, tout en couvrant Papon dans sa fonction de préfet de police en 1961-1962 alors que lui-même était ministre des armées, déclare sans ambages quil aurait dû démissionner dès juillet 1942, date du premier convoi de déportés juifs parti de Bordeaux-Mérignac en direction de Drancy. Einaudi ensuite, lauteur de la " Bataille de Paris " (1991) cité par le M.R.A.P., dont le témoignage à propos justement du comportement de Papon en tant que préfet de police - notamment lors de la manifestation du 17 octobre 1961 (3 morts officiellement, entre 2 et 300 en réalité) -, dans le cadre de lexamen de son curriculum vitae, savère être un réquisitoire implacable impressionnant la Cour et les jurés. Au-delà du procès lui-même il va faire rejaillir de la mémoire enfouie cet autre non-dit de l'histoire de France quest la guerre dAlgérie, ternissant par là-même limage de lidéal gaulliste sur laquelle Papon veut prendre appui.
Ce dernier tente alors dimpliquer les juifs eux-mêmes qui nauraient pas eu, eux non plus, connaissance de la " solution finale ", car autrement daprès Maurice Druon " il y aurait eu moins de juifs passifs, attendant quon vienne les arrêter, cousant leur étoile jaune sur leurs vêtements ; ils ne seraient pas restés à attendre comme des brebis offertes aux sacrificateurs ! " Et il enfonce le clou, s'étonnant que Papon soit placé sous les feux de la rampe et que les responsabilités allemandes soient laissées dans lombre : " Il y a un paradoxe à voir les fils de victimes devenir les alliés objectifs des fils des bourreaux. " Renversant !
Les audiences sont ensuite interrompues jusquau 31 octobre suite à l'hospitalisation de Papon pour " pneumopathie aiguè " et nous changeons alors de registre avec lentrée en lice des historiens chargés d'éclairer le contexte. Paxton, dabord, insiste sur la responsabilité propre du régime de Vichy qui " va aider les nazis dans leur projet dextermination des juifs avec en contrepartie la maîtrise de ladministration dans les deux zones, occupée et non occupée " : cest la collaboration au nom de la raison d'État. Amouroux, de son côté, adepte de la thèse du " Pétain-bouclier ", met en avant l'" épaisseur dignorance " dun peuple français sevré dinformations et pointe du doigt la responsabilité des " éveilleurs de conscience " qui ont tardé à réaliser l'" impensable ".
Azéma, par contre, met laccent sur la promulgation dun premier statut des juifs dès le 3 octobre 1940, sans aucune demande préalable pourtant de loccupant nazi, suivi dun second le 2 juin 1941, créant un véritable " apartheid à la française ". il sagit d'éliminer les juifs politiquement, économiquement et socialement. Vichy na certes pas recherché leur extermination mais par le biais du recensement, des fichiers et de la mise à disposition de ses propres forces de police, il sest comporté comme un complice avéré de leur déportation sans se préoccuper de la destination finale Quant à la mise en uvre des instructions par les fonctionnaires, il estime quune marge de manuvre était possible, prenant pour exemple le témoignage de François Bloch-Lainé dans son ouvrage " Haut-fonctionnaire sous loccupation ". Burrin de son coté insiste sur cette dimension autochtone, autonome de la politique antisémite qui fait qu'à terme la discrimination va ouvrir la voie à la déportation. Il va même jusqu'à dire qu'" en terre chrétienne la disparition des juifs - conversion volontaire ou forcée - est pour ainsi dire inscrite structurellement dans l'horizon intellectuel " ! Baruch enfin démonte le mécanisme de fonctionnement de ladministration dont la trilogie se décline en " Ordre, Autorité, Hiérarchie ". Un fonctionnaire na pas d'état d'âme, il est là pour servir et obéir ; un droit antisémite étant mis en vigueur, il convient tout simplement de lappliquer selon le principe de la légalité. Pour relayer sa politique sur le terrain, Vichy va sappuyer sur les préfets dont la montée en puissance, consécutive à la suppression des conseils généraux et la nomination par leurs soins des maires dans les communes de plus de 2 000 habitants, va faire deux de véritables vice-rois chargés dappliquer dans leur département lordre nouveau.
Le secrétaire général du département pouvant être qualifié de véritable préfet bis, Papon qui jusque-là se réfugiait derrière une compétence purement technique et arguait se contenter dobéir aux ordres, se retrouve maintenant sur la défensive au moment où la Cour va enfin examiner les faits qui lui sont reprochés, à savoir les 10 convois de 1590 juifs déportés, hommes, femmes, enfants, vieillards.