Face aux pressions du F.N. et de la droite dure, les bibliothèques sont au centre denjeux idéologiques. Rapide éclairage sur une profession méconnue et ses récents démêlés avec lextrême droite.
Très majoritairement partisane du grand consensus mou, la profession de bibliothécaire n'était, jusqu'à très récemment, absolument pas préparée à loffensive de la droite dure et de lextrême droite contre la lecture publique. Jusqualors, les pressions politiques sur les bibliothécaires quant au choix des ouvrages ou des maisons d'éditions n'étaient guère le fait que des municipalités communistes, principalement, et de quelques élus de tous bords plus autocratiques que la moyenne. Le P.C.F. faisait " travailler les camarades ", les autres se contentant le plus souvent de victoires symboliques. Rien de " scientifique " ou systématique, les staliniens français se " contentant " généralement de l'histoire et de la sociologie, domaines dailleurs déjà majoritairement acquis, chez les universitaires au moins, à une vision " progressiste " du monde. Précisons tout de même, sil le fallait, que cette vision progressiste sarrêtait aux frontières des interprétations marxisantes ou bourgeoises - cest-à-dire étatistes - pendant que la riche et foisonnante tradition intellectuelle libertaire, en pleine renaissance à partir des années soixante-dix, était systématiquement négligée, sauf pour quelques ouvrages alibis, généralement historiques. Bref, le train-train de la censure et de lautocensure consensuelle et républicaine.
Les bibliothèques publiques en France ont connu depuis 25 ans un développement sans précédent : extension des locaux, croissance très importante de leur public qui représente aujourd'hui plus de dix millions de personnes réparties sur 2 500 bibliothèques environ. Cette expansion a été étroitement liée à un professionnalisme rigoureux - remis en question récemment par la suppression de lexamen national, le C.A.F.B. - doublée dune féminisation et dun rajeunissement constant. Périmée donc, depuis bien longtemps, limage de la vieille fille à chignon. Cet " âge dor " - crédits en augmentation dans des locaux neufs - a pris fin. Les jolies médiathèques savèrent parfois surdimensionnées et donc très onéreuses en fonctionnement, les mairies nembauchent souvent plus guère que du personnel complémentaire au rabais - sous contrat - alors que le taux de fréquentation augmente régulièrement. Les crédits dacquisition de livres diminuent - parfois jusqu'à 50 % - et linquiétude politique gagne des esprits peu préparés à de pareils enjeux.
Le plus souvent issu de la classe moyenne salariée, après des études sans histoire et un examen rigoureux, le bibliothèquaire, tout imprégné de son idée de service public et de sa vision consensuelle - rose et verte - dune société où les conflits de classe (le salaire net) doivent rester polis, se trouve fort dépourvu quand vient la bise fasciste. Cette impréparation est personnelle (origine sociale), politique (esprit consensuel), physique (dispersion géographique) et professionnelle (" les bib " sont des fonctionnaires, soumis aux élus).
La bise brune sest levée au sud-est et elle pue. Dans cette région, tout commença discrètement à Toulon, avec l'équipe municipale P.R. du mafieux Maurice Arrekx qui sintéressa de près au contenu des rayons de la bibliothèque municipale centrale ; mais les trois coups sont donnés publiquement à Orange, où le F.N. Jacques Bompart est élu maire en 1995. Après ses agissements contre les chorégies et la suppression des subventions aux associations humanitaires, il sattaque au " cosmopolitisme ", cest-à-dire à des choix douvrages traitant du rap, de la seconde guerre mondiale ou du racisme. Le maire court-circuite le chef du service et exclut des listes dacquisition - quil exige - les contes régionaux étrangers destinés à la jeunesse et rejette des titres jugés " trop sérieux " (pédagogie, philosophie) pour adultes pour privilégier le divertissement pur et le " respect des bonnes murs " au détriment de la fonction dinformation, d'étude et de culture dune bibliothèque publique. Douste-Blazy, alors ministre (R.P.R.) de la culture, commande un rapport au doyen de lInspection générale des bibliothèques, Denis Pallier, qui décortique la " dérive " et conclue négativement son rapport, au détriment de la mairie alors que le projet douverture dune grande médiathèque est déjà bien avancé. Seulement, le poste de conservateur y est vacant depuis mars 1996, date de la déraison de sa titulaire et des autres professionnels. A Orange, le " rééquilibrage " idéologique au profit des fascistes est politiquement achevé. Bompart sen réjouit publiquement.
A Toulon, passée au F.N. également, J.-M. Le Chevalier contrôle systématiquement les bons dachat, impose le vichyste Alexis Carrel - théoricien de leugénisme - ainsi que les abonnements à Présent et dautres revues du même style brun. Puis il contraint les libraires de la ville à accueillir un stand de cet hebdo à la fête du livre. La gangrène sattaque alors à Marignane en juin 1995 en la personne de Daniel Simonpieri qui soccupe en juillet de lannée suivante de faire annuler les abonnements aux journaux " de gauche " (concept large), ayant par ailleurs acquis ceux de Rivarol, National hebdo et Présent dès sa prise de pouvoir. Pour ces divers titres les " soucis d'économie appliqués à tous les services " pouvaient être remis. Défilent alors sur les rayons - parfois en trois exemplaires - les inévitables détritus éditoriaux dextrême droite commandés directement par les élus, déséquilibrant un fond dans une volonté de " rupture avec lordre moral ancien " (dixit). " Il est temps de donner un bon coup de balai aussi bien dans les bibliothèques que dans les différents rouages du pouvoir " (National hebdo - sept. 1997). Rupture en effet avec la pratique générale que la décision du 14 octobre 1997 consistant à interdire laccès à la B.M. aux enfants de moins de dix ans " sans être accompagnés dun de leurs parents. " La dégradation de l'équipement est impressionnante, toutes les expositions et animations sont annulées ou récupérées pour les besoins de la propagande, tandis que le successeur de la professionnelle est uniquement titulaire du " certif " et dénué dexpérience. La prise en main est fermement assurée dans lindifférence de la population. Dresser la liste des exactions serait long ; elle se prolonge à Vitrolles et ailleurs chaque fois que la bête immonde prendra des forces.
Les bibliothécaires sont dorénavant en première ligne, même dans les municipalités autres que F.N., les exemples se sont récemment multipliés ailleurs que sur la Côte-dAzur, sans que la presse sen fasse l'écho grâce au silence des intéressés qui ont peur de politiser leur position de résistance. Se réfugier derrière le professionnalisme est une attitude vouée à l'échec et ce nest pas le futur " statut des bibliothèques " (à l'étude) qui empêchera la montée en puissance de lextrême droite. Une plus grande efficacité, face aux pressions claires ou rampantes, est à chercher dans une politisation publique de cette résistance, comme certains commencent à le comprendre. Les " bibs " ont-ils cette volonté ? La réponse semble progressivement devenir positive, les esprits changent, mais larbre de la résistance de quelques uns - ou quelques unes - ne nous cache-t-il pas la forêt de lapathie ? En B.M. comme ailleurs, les bruits de bottes sont souvent précédés de lassourdissant silence des pantoufles.