Signé : Maurice Papon. Cette fois nous y sommes. A la mi-novembre la Cour examine le Bureau des questions juives, ce " service né de la guerre ", placé sous lautorité du secrétaire général de la préfecture de la Gironde par délégation du préfet régional, Sabatier. En ce qui concerne son importance, Papon joue profil bas. à lentendre, il sagit dun service purement administratif, privé dinitiatives et dont les relations avec lintendance de police, chargée de la police opérationnelle, sont horizontales ; pas de hiérarchisation. Il se contente de donner des avis et cest le préfet qui prend la décision.
À propos de la surveillance des hôpitaux susceptibles dabriter des résistants ou des juifs, il a mis justement au point un dispositif de résistance avec le directeur : " Nous avons pu ainsi entreposer les suspects que nous voulions protéger. " Quant aux relations avec les Allemands, il affirme navoir eu de contacts directs quavec la Feldkommandantur, lorgane administratif des autorités doccupation quil a dailleurs " épaté " en se comportant " comme un bon professionnel ", ce qui lui a permis d'" uvrer pour la collectivité de ses compatriotes ". Le contact direct avec le S.I.P.O.-S.D., la police allemande appelée improprement mais communément " Gestapo ", cest Garat, le chef du service qui est son subordonné direct. Ce qui lui laisse le recul suffisant pour " bâtir une contre-offensive, limiter les dégâts et sauver ainsi beaucoup de vies. Jai été un sauveur de juifs, un sauveur trop discret ! "
Toutefois, par la simple évocation dune journée quotidienne de travail à la préfecture, Me Zaoui, lun des avocats des parties civiles, démontre quaprès discussion entre le préfet régional et le secrétaire général une décision commune est prise : " il y a osmose en quelque sorte ", et Papon est donc bien responsable.
La maladie a alors à nouveau raison de laccusé qui va rester hospitalisé pendant dix-huit jours pour " pneumopathie récidivante ", lexpert précisant par ailleurs que " sa pensée est extrêmement précise ". à la reprise début décembre, nous entendons le témoignage dune dame Hippolyte, sténodactylo du Bureau des questions juives en 1942-1943 qui évoque latmosphère de secret qui régnait alors et la tutelle omniprésente de Papon : " Est-ce que Papon a lu ? Est-ce que Papon a signé ? ".
Pressé par le président et lavocat général qui rappellent que le Bureau des questions juives avait en charge laryanisation, cest-à-dire la gestion des biens juifs par des administrateurs " aryens " et la maintenance du fichier mis en place en application du statut des juifs, et que nécessairement il va se trouver étroitement mêlé aux opérations de police liées aux questions juives, Papon tente de " charger " son subordonné Garat : " Il jouissait dune certaine autonomie, se comportant comme un chef de division. " Ce qui lui attire cette réplique ironique de Me Blet, autre avocat des parties civiles : " Si je comprends bien, les mauvaises décisions, cest Sabatier et Garat, et les bonnes cest vous. " Revenant sur le fichier, Papon prétend qu'" il est un instrument de travail pour le bon coté, si jose dire, pour les juifs conjoints daryens par exemple ; on le verra avec les convois. " Les convois justement, au bout de deux mois de procédure nous y voilà.
Lorsque la préfecture reçoit le 2 juillet linjonction allemande de mettre en place un convoi de juifs, il sagit pour Maurice Papon dun " coup de tonnerre dans un ciel serein ". Il ressort pourtant du dossier que dès le 23 février 1942, le responsable bordelais de la Police des questions juives, Jean Chenard, fait état auprès de la préfecture dun projet allemand darrestation de juifs étrangers, précisant dans une lettre complémentaire du 19 mai quil incombera à ladministration française de mettre en uvre toute la logistique du transport.
Le signe annonciateur, ce sera Léon Librach, arrêté en tentant de franchir la ligne de démarcation et dont les Allemands demandent le transfert de la prison du port du Hâ où il est détenu à Drancy. Cest le premier fait reproché à Papon puisquaprès Drancy, Librach sera déporté à Auschwitz où il sera gazé dès son arrivée. Au président qui s'étonne - outre quil ait été considéré comme un étranger alors quil avait été naturalisé français - quil soit dabord transféré du Fort du Hâ au camp de Mérignac alors que les Allemands mentionnaient Drancy, Papon réplique : " Sil allait à Drancy directement, le sort en était jeté. " reconnaissant ainsi le " sort cruel " qui lattendait !
Lors de laudience du 10 décembre, la Cour va dailleurs connaître son premier grand moment d'émotion avec laudition d'Herz Librach, le cousin de Léon, constitué partie civile. Pour lui " il y a quelque chose dirréparable, quelque chose qui ne bouge pas : ce sont les conditions inhumaines qui ont été faites de la Shoah : ça ne s'évapore pas. "
La rafle annoncée le 2 aura lieu le 16. Elle fait suite aux accords Oberg-Bousquet. En échange de ce quelle croit être lexemption des juifs français - et qui ne sera quun sursis de courte durée - ladministration de Vichy livre aux Allemands les juifs étrangers âgés de 16 à 45 ans, en zone libre comme en zone occupée. Et lors de la préparation de cette rafle, ce qui apparaît, cest que non seulement le Bureau des questions juives se trouve au cur du dispositif mais quen plus, loin de " freiner ", il va faire du zèle. Outre les arrestations effectuées par le biais des listes établies sur la base du fichier, est mise en place une surveillance des grands moyens de communication et des gares, allant au-delà des instructions allemandes et révélant des pouvoirs de police opérationnelle.
Bilan : 195 juifs raflés, 171 internés, dont 33 français au prétexte quil sagissait de détenus pour infractions aux lois allemandes. Les 24 exemptions sont simplement conformes aux textes en vigueur : 10 en fonction de la nationalité, 10 pour conjoint aryen et 4 malades. Dans son compte rendu détaillé des opérations adressé le jour même par Garat à Sabatier sous couvert du secrétaire général, il indique qu'" elles se sont déroulées sans incidents et que lautorité allemande a témoigné sa satisfaction. " Pendant la rafle 18 enfants sont également arrêtés puis remis à des amis ou à l'hôpital des enfants " en accord avec le Grand rabbin Cohen " selon Maurice Papon qui n'hésite pas à mettre en cause chaque fois quil le peut les responsables de la communauté juive.
À propos des enfants, un incident va révéler sa profonde duplicité. Me Klarsfeld, autre avocat des parties civiles, évoquant le sort de Nicole Grunberg âgée de 2 ans au moment des faits, Papon lui réplique aussitôt : " Oui, je connais bien cette affaire. Nous avons littéralement arraché des bras de sa mère la petite Nicole pour la mettre à labri. " Lavocat produit alors cinq lettres de la mère de Nicole qui démontrent quelle na eu au départ affaire quaux Allemands et quelle avait réussi à la mettre à labri par ses propres moyens dès début juillet. Confondu, Papon évoque une méprise, mais pressé de questions il lâche alors cet aveu. " Le cas de la petite Nicole Grunberg est typique de la situation où nous nous sommes trouvés le 16 juillet. Quel dilemme pour nous : rendre les enfants aux parents, c'était aller vers lanéantissement, les séparer, c'était une action de contrecur. " Aller vers lanéantissement : après " le sort en était jeté ", Papon récidive : il savait bien ce qui attendait tous les juifs au bout du voyage
Les survivants, enfants au moment des faits, témoignent à la barre dans une atmosphère chargée d'électricité.
Eliane Domange : " Quand nous avons entendu frapper, nous avons cru que c'était le passeur. C'était la police française ". Longtemps lodeur des uniformes de gendarmerie lui est restée difficilement supportable. Elle ne peut pardonner " parce que le crime est trop grand. Il a été fait froidement, méthodiquement. "
Maurice Matisson sinsurge : " La défense na cessé de déplorer quil ny ait pas ici de contemporains des faits. et nous, qui sommes-nous ? On nous a déclaré en surnombre, privés de travail, dénaturalisés, déshumanisés, réduits à des noms, des noms sur des listes. "
Esther Fogiel sera lobjet de multiples sévices dont des viols répétés alors quelle navait que 8 ans - de la part du couple qui l'héberge en zone libre, après quil ait appris que ses parents avaient été déportés et quil ne pourrait plus leur soutirer de largent. Elle tentera de se suicider, puis voudra devenir folle avant de retenter de se suicider à 30 ans pour avoir éprouvé " la culpabilité du survivant ".
Au président qui lui rappelle les charges qui pèsent contre lui : " complicité darrestations, de séquestrations illégales, dassassinats, le tout revêtant le caractère de complicité de crime contre l'humanité ", Papon répond : " Je répudie toutes ces accusations et jattends quon mapporte les preuves de ma responsabilité. "
La Cour a encore sept convois à examiner mais le premier a donné le ton. Il a suffi pour faire voler en éclats le système de défense de Papon, et notamment largument du moindre mal ainsi que laphorisme selon lequel " obéir, cest faire son devoir, démissionner, cest déserter ".
Ainsi que la souligné Hannah Arendt dans lun de ses articles intitulé " responsabilité personnelle et régime dictatorial " : " La faiblesse de largument du moindre mal a toujours tenu au fait que ceux qui optent pour le moindre mal ont tôt fait doublier que cest un mal quils ont choisi. "
Quant à lobéissance " seul lenfant obéit. Si un adulte "obéit", il cautionne en fait linstance qui réclame lobéissance. " Obéir cest donc soutenir, et face à une dictature, cest au contraire démissionner qui signifie résister.
Ladministration girondine de 1942 à 1997Cherchant à récupérer 2250 F saisis sur son frère Benjamin en 1942, Hersz Librach a obtenu cette réponse en mai 1997 du Trésorier-Payeur-Général de la Gironde : " Je pense pouvoir vous indiquer que la somme de 2250 F est libellée en anciens francs. Je ne pourrai vous rembourser sur justificatif d'hérédité que la contre-valeur de 22,5 F avec intérêt à 3 % soit 24 F, et ce en dépit de la prescription trentenaire. " |