Me voici inculpée de " complot, vol et méfait ", et je risque 5 000 dollars damende pour avoir sorti de la bouffe dun des plus riches restaurants de Montréal, celui de l'hôtel Queen Elisabeth. Pour avoir crié " À bas la propriété privée ! ", jai goûté de la propriété publique, la prison payée avec nos impôts Le 3 décembre, vers une heure de laprès-midi, jai été arrêtée avec 108 autres personnes (dont une petite moitié d'hommes), et nous navons été libérés quau petit matin du lendemain. La prison, quelle galère ! Cest déjà laid de lextérieur mais à lintérieur de la cage cest encore plus atroce. Et les flics mentent comme ils respirent. [ ] Les copains qui avaient été maintenus sous les verrous parce quils refusaient les chefs dinculpation (au nom du droit de manifester, etc.) ont été libérés plus tard. Un autre copain, ainsi quun camarade mexicain réfugié politique en attente du statut, sont inculpés de voie de faits. Cest un peu plus grave. Tout cela pour nous intimider. Coupables de se faire exploiter, coupables de ne pas pouvoir rêver, coupables d'être pauvres. Quels salauds, mais ils ne perdent rien pour attendre ; le jour viendra où Cest mon délire à moi. Toujours est-il quune copine qui a fait 18 graffitis est inculpée et déjà soumise à une peine préventive de couvre-feu de 18 jours, de minuit à 7 heures du matin Voilà le Québec daujourd'hui, avec son gouvernement social-démocrate.
Venons maintenant au déroulement de notre action. Le 3 décembre, un groupe dune vingtaine de personnes arrive aux abords du restaurant. Vers midi, nous entrons tandis quune centaine de personnes débarquent par bus pour nous soutenir de lextérieur. Nous sortons la bouffe sur le trottoir, devant le restaurant, et nous nous mettons à table. Cest alors que les flics arrivent et nous encerclent. Nous sommes arrêtés, menottés, photographiés et embarqués dans des paniers à salade.
À lintérieur du restaurant, les choses ne se sont pas trop mal passées. Sauf que la réaction a été plus violente que prévue. Nous nous sommes fait bousculer par le patron et ses employés mais aussi par les riches attablés. Moi, qui suis plutôt pessimiste, je my attendais, mais pas les autres. Les riches (hommes et femmes) protégeaient farouchement leur propriété privée - ce bien commun quils nous ont volé. Ils nous ont bousculés et insultés. Certains se sont mis à crier " Dehors ! ", ce à quoi nous avons répliqué : " Cest vous les parasites sociaux " ou encore " À bas la propriété privée ! ". La télé se trouvait à lintérieur et les journalistes jubilaient de transmettre ce spectacle sur leur média minable. On leur a donné un sujet pour leur gagne-pain. Je suis moins sûre quon ait fait quelque chose pour notre avenir. Les images ont été saisies par les flics, et vont leur servir à nous faire inculper. Je naime pas les médias et jaurais de toute façon préféré les avoir dehors que dans le restaurant.
Dehors, les chefs de l'hôtel, qui s'étaient repris, essayaient de rester polis. Ils sont venus chercher leurs couverts. Les journaux ont reproduit certains dialogues assez drôles : " Lorsque Madame aura terminé, Madame sera-t-elle assez aimable pour nous rapporter son couvert ? " " Très certainement, Monsieur " a répondu Monique, qui mangeait un riz sauvage à la sauce tomate parfumée à lorigan, accompagné de pâtes primavera parfaitement al dente. " Je n'étais jamais venue dans un grand hôtel. Cest très bon. Jaimerais bien manger comme ça plus souvent, " a-t-elle confié. [ ] Jean, un autre manifestant, a pu être observé quittant avec agilité le restaurant avec une magnifique tarte aux fruits sauvages à la crème pâtissière, montée sur un fond de pâte brisée. " Je men doutais, mais je découvre que les riches mangent mieux que les pauvres. "
Avec les flics, nous nous sommes plutôt comportés en pacifistes. Jen ai été étonnée moi-même. Cest vrai que ça ne servait à rien, nous étions les mains nues. On ne va pas exciter la bête pour quelle te saigne. Le problème est ailleurs. Les flics de la brigade anti-émeute étaient tellement à laise quils avaient enlevé leurs casques. Pour un peu, ils nous auraient confié leurs matraques à surveiller Il paraît même que dans une interview aux journaux, le chef de la police aurait dit : " Nous ne sommes pas insensibles à la pauvreté ", pour ajouter aussitôt, " Mais il faut que cela se fasse dans les limites de la loi. " La pauvreté dans les limites de la loi ! Une fois dans les cellules, on a chanté, on a ri, crié, tapé sur les murs, insulté tout et rien. Nous étions quarante femmes ensemble, on ne se sentait pas trop seules. Compte tenu de la situation, ça ne sest pas trop mal passé. Et cest fou à quel point on finit par trouver le bon côté de la médaille, même dans des situations de répression.
Alors que la pauvreté continue daugmenter, le gouvernement social-démocrate du Québec supprime les prestations sociales. Comme écrivait quelquun : " Les banques canadiennes annoncent des profits records pour 1997 : une augmentation de 18 % par rapport à 1996, de 44 % par rapport à 1995. Mais les banques alimentaires battent aussi des records de fréquentation. ". En 1981, 3,6 millions de personnes vivaient dans la pauvreté ; aujourd'hui elles sont plus de 5 millions, ce qui correspond à environ 20 % de la population. Et plus dun million et demi denfants vivent dans des familles pauvres.
En juin, le Comité de Montréal-centre/sud avait déjà organisé une expropriation dans un supermarché de Montréal. Ce comité agit dans un des quartiers les plus pauvres de la ville et du pays. Il regroupe des militants libertaires, des féministes, des communistes et aussi de nombreux sans-abri. Il a déjà mené plusieurs actions et organisé une demi-douzaine de " déménagements forcés " contre des élus. Il sagit dentrer dans leurs bureaux et den mettre tout le contenu sur le trottoir, pour rappeler que les coupes budgétaires mettent les pauvres à la rue. Un des militants a déclaré à la presse : " Le gouvernement et le patronat disent tout le temps quil ny a plus assez de richesses et que l'État ne peut plus aller en chercher nulle part. Eh bien ,nous, on a vu plein de richesses au Queen Elisabeth. Chacun sait quil y a assez de nourriture pour tout le monde à Montréal. Alors pourquoi y a-t-il des gens qui ont faim ici ? On pourrait squatter des édifices abandonnés pour montrer quil y a de la place pour les sans-abri. On pourrait rentrer en groupe chez Eaton (magasin de luxe), se mettre à poil, prendre des vêtements chauds et laisser notre vieux linge sur le plancher Sans compter les clubs privés de la rue Drummond et ailleurs, qui sont dune opulence obscène. On a déjà occupé le Canadian Club. " Dailleurs, dans le tract distribué devant l'hôtel, on lit : " Mike O'Brien, directeur général du Queen Elisabeth, dispose dun revenu annuel de 3,6 millions de dollars, tandis quune personne inscrite à laide sociale doit faire avec 490 dollars par mois. "