Le mouvement de lutte des chômeurs porte deux types de revendications : de vrais emplois, dune part, et, dautre part, laugmentation des minima sociaux Sils peuvent apparaître aujourd'hui comme complémentaires, ils sinscrivent néanmoins dans deux logiques basées sur des perspectives contradictoires.
La première logique se fixe comme objectif le retour au contexte salarial des " trente glorieuses " : plein emploi et disparition de la précarité. La deuxième logique découle de labandon de la première. En France et ailleurs, une population de plus en plus nombreuse ne pouvant accéder au travail, la société devrait se fixer lobjectif de procurer à tous un revenu décent, indépendamment de lactivité.
La perspective dun retour au plein emploi apparaissant peu crédible et semblant légitimer la passivité en renvoyant aux calendes grecques la lutte contre la pauvreté, lidée dune allocation universelle de revenu semble aujourd'hui avoir le vent en poupe.
Il existe en France huit minima sociaux (1), censés garantir un revenu aux personnes disposant de très faibles ressources. Pour survivre, six millions de personnes en dépendent. Alors que le gouvernement refuse toute réelle concession aux revendications des chômeurs en lutte en invoquant le déficit budgétaire, il parait intéressant de souligner que, contrairement à une idée reçue, les masses financières consacrées à ces prestations nexplosent pas. Rapportées au produit intérieur brut, elles stagnent même depuis quinze ans. Leur montant total représente 1 % du P.I.B. en 1995, le même pourcentage quen 1982 (2).
En terme de revenus, il est plus avantageux d'être retraité, handicapé ou parent isolé plutôt que RMIstes ou chômeur en fin de droit. La logique appliquée est claire. Les allocataires du R.M.I. ou de lA.S.S. sont considérés comme finalement " responsables " de leur situation de non-emploi. Leur accorder un revenu très faible est donc censé les " motiver ". En résumé, si ils souffrent, ce serait pour leur bien, pour les " inciter à sen sortir ". Le R.M.I. et lA.S.S. ne sont donc pas pensés comme des revenus dexistence.
Cela cest la théorie. Dans la pratique, Le R.M.I. et lA.S.S. organisent de facto la mise hors-jeu économique dune partie de la population en lui concédant de quoi subvenir à des besoins alimentaires. Ériger une telle politique en principe conduirait à instituer deux sortes d'humanité : celle qui participe à la création et à l'échange des richesses, et celle à qui lon concède charitablement une pension alimentaire.
Conscients des dangers que recèle inévitablement une telle société à deux vitesses, les partisans dun revenu dexistence développent une autre logique (3). Pour eux, la société devrait verser à tous les individus qui la compose un revenu inconditionnel. Le montant de cette allocation universelle devrait être suffisamment élevé pour vivre décemment, lemploi devenant alors un simple choix personnel. Lavenir radieux dune société de loisir pourrait alors être offert à tous.
Jean-Marc Ferry rêve ainsi à voix haute dune société pratiquement libérée des antagonismes sociaux : " Ce que les syndicats nont su faire de façon convaincante dans de nombreux pays [ ], lallocation universelle le ferait dune façon structurelle, institutionnelle, automatique, en situant le travailleur potentiel en position toujours à peu près convenable de négociation avec son employeur potentiel " (4).
Abstraitement, cette idée parait séduisante. Mais sa mise en pratique, dans le cadre dune économie capitaliste, se heurterait inévitablement à des difficultés insurmontables. Pourtant, les théoriciens de lallocation universelle ne prétendent pas détruire le capitalisme, présenté comme un horizon indépassable, mais au contraindre à lui donner un visage humain. Présenté comme un arbitre alors quil nest que le garant de lordre établi, ce serait l'État qui instaurerait ainsi ces nouvelles règles.
Dailleurs, se prenant les pieds dans leur volonté de rendre compatible leur proposition avec le fonctionnement dune société basée sur lexploitation économique, la plupart des partisans de lallocation universelle de revenu en rabattent sérieusement sur leurs prétentions pour envisager des montants mensuels de lordre de 1500 francs, donc inférieurs aux actuels minima sociaux.
Contrairement à la société de loisir quannoncent les prophètes de la fin du travail, les mutations actuelles du capitalisme paraissent conduire à une nouvelle étape dans la régression sociale, pour des raisons économiques et idéologiques, le R.M.I., sous sa forme actuelle, pourrait bien être démantelé.
Pour supprimer le S.M.I.C., de nombreux économistes libéraux proposent pragmatiquement lextension-adaptation du R.M.I. Ainsi, Michel Godet explique que " pour passer du salaire minimum au revenu minimum, considérons le R.M.I. comme un impôt négatif versé en complément du salaire perçu de lentreprise. On permettra ainsi à chacun - sous condition dactivité, car il ny a pas de droits sans devoir - dobtenir un revenu minimum dactivité (R.M.A.) au moins équivalent à celui du S.M.I.C. actuel " (5). Président de la commission économique du C.N.P.F. et idéologue officiel de lorganisation patronale, Denis Kessler a lui-même défendu récemment une position analogue (6).
Dans ce dispositif, lobligation de travailler pour percevoir un revenu minimum mérite d'être souligné. Cela signifie que le patronat perçoit de plus en plus lexistence dun revenu de subsistance, indépendant de toute activité, comme un obstacle, écartant toute une population du marché du travail tout en fixant un seuil à la baisse des salaires. Clairement, le patronat considère le R.M.I. comme un frein au développement massif du temps partiel : un RMlste na aujourd'hui aucun intérêt à accepter un mi-temps payé au S.M.I.C.
Cette idée dun lien impératif entre travail et revenu doit être prise au sérieux car, sur la base darguments démagogiques, elle peut être populaire. Sous le prétexte de " resocialiser ", la réactivation du volet insertion du R.M.I., annoncée par le gouvernement, pourrait bien se décliner sous deux formes : celle de " travaux dintérêts généraux " dans les " quartiers en difficulté " ou les transports publics, celle de petits boulots subventionnés dans le secteur privé.
Dans un premier temps, cette mutation des minima sociaux vers le travail forcé pourrait être accompagnée de mesures incitatives : le revenu de cette activité salariée ne se traduirait que partiellement par une baisse de lallocation. Paradoxalement, il apparaît ainsi que les partisans dun niveau élevé de " taxation " des revenus annexes qui pourraient compléter le R.M.I. sont ceux qui souhaitent le maintien et laugmentation du S.M.I.C., tandis que ceux qui se montrent plus " sociaux " en apparence rêvent en fait de profiter de cette prestation pour éliminer les obstacles à un fonctionnement totalement libéral du marché du travail.
Pour contrecarrer ce projet patronal, dont le gouvernement de gauche pourrait bien adopter la logique, des revendications immédiates paraissent naturelles : refus dune évolution du R.M.I. vers une forme de " socialisation " du coût du travail au profit du patronat, revalorisation conjointe du S.M.I.C. et des minima sociaux, extension du R.M.I. aux moins de 26 ans.
Défendre la perspective dune allocation universelle de revenu, même pensée tactiquement comme une revendication de rupture, apparaît comme une impasse. Lutopie est dans le camp de ceux qui prétendent que le capitalisme pourrait un jour offrir à tous des conditions de vie décentes. Nous navons rien à gagner à avancer masqués. Pour devenir une alternative sociale crédible, le projet anarchiste doit être défendu publiquement.
Patrick - groupe Durruti (Lyon)
(1) Minimum vieillesse, invalidité, allocation adultes handicapés, allocation veuvage, allocation de parent isolé, allocation dinsertion, allocation de solidarité spécifique, revenu minimum dinsertion
(2) cf " Les dossiers du C.E.R.C.Association ", n°2, juin 1997
(3) Pour une vision détaillée, on peut se reporter à deux bouquins récents : - André Gorz, " Misères du présent, richesse du possible ", éd. Galilée, l997. - Jean-Marc Ferry, " Lallocation universelle ", éd. du Cerf, 1995
(4) Cité dans le dossier " Face à la France des pauvres ", Alternatives économiques, janvier 1998
(5) Cité dans le dossier " Face à la France des pauvres ", Alternatives économiques, janvier 1998
(6) Le Monde du 17 décembre 1997