La lutte des sans-emplois sest installée dans la durée et commence à sérieusement troubler limage que la gauche plurielle sest toujours attachée à développer, à savoir être linstrument politique de laspiration populaire à mieux vivre. Et comme le fait davoir un travail est encore, malgré tous les discours des futurologues à la petite semaine, le moyen essentiel daccéder à la consommation, lincapacité du gouvernement Jospin à sattaquer aux cause profondes du chômage ne pouvait que finir par lui revenir en pleine gueule.
Rappelons la promesse de la création de 700 000 emplois, dont 350 000 dans le secteur public. Il savère que le gadget des emplois-jeunes a laissé de côté la masse de plus en plus nombreuse des recalés de lEducation nationale.
Par ailleurs, rien na bougé en ce qui concerne les 350 000 emplois dans le privé, du fait que le patronat na pas du tout lintention de financer quoi que ce soit et que le système des subventions étatiques a déjà été poussé si loin dans lescroquerie que continuer de la manière nest plus présentable à qui que ce soit.
De plus lidée que les 35 heures pourraient être une solution en laisse septique plus dun, dautant que le patronat en a fait un symbole de rupture et de rejet de toute intervention étatique dans leur pré-carré économique. Mais sur le fond, cest ladaptation de lappareil de production aux conditions du marché mondialisé qui est remise en cause par ce mouvement de chômeurs.
La gauche plurielle au pouvoir a définitivement détruit les derniers espoirs de ceux et celles qui pensaient pouvoir échapper à la précarisation de leur devenir par un simple changement de gouvernement. Sil est banal dentendre dire que " la gauche et la droite cest pareil ", cela nest pas devenu un fait social et politique assumé pleinement.
En effet, admettre ce fait implique de profondes modifications dans les rapports que chacun dentre nous entretient avec la politique, en particulier lidée quil va falloir aller au charbon et agir soi-même. Le passage à lacte est dautant plus difficile quil exige de rompre avec les mortelles habitudes de délégation de pouvoir.
Pourtant quelque chose est en train de samorcer avec le mouvement des chômeurs, qui se différencie du mouvement social de novembre et décembre 1995. Tout dabord, cest la gauche plurielle qui est directement visée et non pas un gouvernement de droite. Cest donc un échec pour la gauche parce que sa capacité à contrôler la contestation sociale est remise en cause. Cela ne va pas manquer de faire du souci à bon nombre de patrons. Doù les expulsions des occupants des locaux publics tels que les A.S.S.E.D.I.C. pour prouver la capacité de Jospin à assurer la fonction première de l'État, qui est de maintenir lordre existant. Du même coup, il a accéléré le processus de distanciation du monde du travail vis-à-vis du pouvoir de gauche.
Lautre élément novateur par rapport à 1995 est le fait quil ne sagit pas de répondre à une provocation type plan Juppé. Cette fois-ci, le mouvement sest déclenché " tout seul ", par le simple fait que la situation économique des plus pauvres est arrivée aux limites du supportable. Et si Noël avait sonné le glas du mouvement de 1995 cette fois-ci, cela a eu leffet inverse. Cette situation sociale nest pas de la seule responsabilité de la gauche, bien entendu, mais celle-ci est considérée comme co-responsable et comme assurant la continuité du développement de la misère sociale.
Ce sont des chômeurs qui ont décidé quil fallait passer à laction, de leur propre initiative, sans autre provocation particulière que leur désespérance, parce quil ny a rien à attendre du pouvoir, quel quil soit.
Si le mouvement est né à linitiative de comités de chômeurs C.G.T. de la région de Marseille, cela ne constitue aucunement une manipulation comme laffirme la secrétaire générale de la C.F.D.T. Tout au plus ont-ils servi de catalyseur à une situation préexistante dans toute la France. Il est significatif que les occupations sont le fait dorganisations de chômeurs très diverses. Selon leur implantation locale linitiative en revient à A.C !, à lA.P.E.I.S., ou au M.N.C.P., à la C.G.T., voire à la C.N.T. ou des militants libertaires et des inorganisés. Le plus souvent il y a unité dans laction.
Dans un pays qui compte pas loin de dix millions de précaires et de sans-emplois, il est tentant daffirmer que ce mouvement est minoritaire, voire marginal, puisque les villes où il se passe quelque chose dépassent à peine la trentaine et que bien souvent le nombre de chômeurs occupants tourne autour de la centaine. Ce serait une erreur grossière, voire une grossièreté à la Blondel martelant que les chômeurs veulent prendre le travail de ceux qui en ont, que de poser les problèmes comme cela.
Sans aucun doute, ce mouvement nest pas un raz de marée, le gouvernement le sait et peut encore se permettre de ne lâcher que quelques miettes pour répondre aux revendications sociales.
Il nempêche quune dynamique sest enclenchée et quelle rencontre un écho profond dans toutes les couches du monde du travail.
Lessentiel est que ce mouvement est une réponse sociale à des risques latents dexplosions de colère sans lendemain qui permettraient aux forces les plus réactionnaires den appeler à un État policier et à une répression très dure, à laquelle se sont préparés polices et militaires.
Le mouvement des chômeurs permet de mettre en mouvement lensemble des classes exploitées sur des bases revendicatives convergentes. Elle donne loccasion dune prise de parole en permettant dexposer tout ce que cette société produit dinjustices. Nombres de chômeurs prennent conscience quils existent, quils peuvent nouer des solidarités et briser le carcan de lisolement et de la déprime quotidienne.
La question de la répartition des richesses, de la place du travail, de lorganisation générale de la société comme celle des chômeurs est posée. Tout ce qui touche à la condition humaine est ainsi passé au crible de la critique et est lobjet de propositions. Il est remarquable que les échanges et prises de contacts se multiplient avec ceux qui ont du travail. Cela se fait bien entendu par le biais des organisations syndicales mais aussi par relations directes, par des gestes matériels de solidarité.
Cest bien un processus social qui a été initié voici un mois, et non un simple mouvement de révolte. Sa maturation va être nécessairement longue parce que cela suppose de rompre avec de longues habitudes de passivité ou de soumission à des stratégies politiciennes.
Il y a sans doute de sérieux conflits qui nous attendent avec des tendances politiques et syndicales habituées à la fonction de leader et rompues à lencadrement des mouvements sociaux. En particulier, il apparaît que louverture du débat sur les 35 heures à lAssemblée nationale le 27 janvier prochain va permettre à la gauche plurielle de faire lunité contre le patronat et à ses éléments de recadrer ainsi leurs positions respectives à lapproche des élections régionales et cantonales. Mais il nest pas sûr que tous les chômeurs, précaires et salariés se satisfassent dun bulletin de vote.
Dans cette dynamique, les anarchistes ne sont pas totalement désarmés du fait quils sont très souvent bien impliqués dans les initiatives et que laspiration des exploités à maîtriser leurs luttes est dautant plus forte quils ont été trop souvent bernés par les organisations traditionnelles.
Les idées dauto-organisation, de démocratie directe, de contrôle des mandats, comme celle de répartition égalitaire des richesses et même de révolution sociale ont la sympathie de nombreux individus. Ce mouvement na pas encore produit tous ses effets, ni déterminé de manière précise sa structuration, ses fonctionnements et ses orientations politiques fondamentales.
Il est tout à fait possible que les conceptions libertaires de la lutte sociale y prennent une importance, non pas seulement parce que nous laurons impulsé mais parce que ce sont celles qui sadaptent le mieux aux besoins et aux nécessités des luttes sociales daujourd'hui.