Jai toujours pensé et ressassé que la musique est le parfait véhicule de la poésie et que, la chanson est linstrument idéal de la propagande. Si je navais pas pensé cela, jy serais venu aujourdhui. Voilà quun livre extraordinaire traite à fond ce problème. Notre ami Gaetano Manfredonia vient de sortir chez lHarmattan « La chanson anarchiste en France des origines à 1914 ». Ce texte de 300 pages, plus 150 pages de notes est probablement ce qui sest fait de plus complet sur ce que beaucoup considèrent comme un art mineur. Cette étude minutieuse, solidement étayée, est la somme dun travail de bénédictin. Que notre ami ne prenne pas ombrage du terme de bénédictin, dautres lont assumé, qui le méritait moins que lui. Ce travail de recherches, dune étendue sans doute rarement atteinte, nous démontre que lauteur, en historien conscient, ne laisse rien au hasard ; la foultitude de détails illustrant les notes ravira les plus friands lecteurs ; tous seront surpris, car les anecdotes exhumées par le chercheur sont de choix.
Nous ne citerons pas ici les noms des auteurs ou interprètes auxquels Manfredonia rend hommage, ils sont trop nombreux. Mais nous ne pouvons que le remercier de citer leurs prouesses et leurs sacrifices. La chanson anarchiste, populaire, socialiste, est traitée magistralement. La chanson nest pourtant pas le sujet exclusif du livre. Les textes de liaison et les commentaires précis de lauteur sont un véritable cours dhistoire qui me fait penser à une suite succincte de « La Grande Révolution » de Pierre Kropotkine. Si jétais contraint de ne plus posséder quun seul livre, je crois que jopterais pour celui-là, véritable monument dérudition. En de nombreuses occasions lauteur se fait critique ; aux fréquentes élucubrations (erreurs qui nous ont fait tant de mal) de parolier plus ou moins utopistes, il oppose un réalisme de bon aloi qui manqua bien souvent à nos milieux. Que lon mentende bien, il ne sagit pas de dénigrer systématiquement le rêve des hommes, mais de lui assurer des assises plausibles. Il nest pas question de savoir si la chanson anarchiste fut bonne ou mauvaise, il y en eut pour tous les goûts. Limportant reste la portée de la chanson ; lanarchisme sest appuyé sur la chanson, celle-ci lui a beaucoup apporté. Lauteur insiste longuement sur les « goguettes », réunions chantantes qui apparurent à partir de 1840. Le livre sarrêtant à la guerre de 1914, les goguettes familiales, souvent organisées par le parti communiste napparaissent pas ici. Cependant, il y avait aussi dans les quartiers populaires des bistrots chantants aux séances spontanées, tel celui que mon père tint de 1933 à 1940, où ne manquaient pas les chanteurs en tout genre. Il y avait là des choristes brûlant de lenvie de se pousser un peu et une foule de gens qui chantaient pour le plaisir. Mon pacifisme (presque intégral) me vient sans doute de lécoute répétée du « Soldat de Marsala » que poussait souvent un habitué. A cette époque, il ny avait pas de réunion familiale sans le tonton machin qui entonnait quelque scie de son goût. Aujourdhui, les modes qui nous sont imposées par des décideurs ou des politologues ont rayé des activités populaires la chanson en général et surtout la chanson sociale. Il y a peu de gens qui chantent encore ; les quelques amateurs qui chantent en jardinant, par exemple, sont désignés par le triste populo comme des originaux. Dans ces conditions, il semble impossible de relancer à présent ce moyen si efficace de propagande. Pourtant, disposant dantennes non négligeables, Radio libertaire et quelques autres stations en province, où les anars se sont entendre, pourraient y réfléchir. Larme de la chanson nest peut-être pas définitivement enterrée
La chanson anarchiste en France des origines à 1914. Gaetano Manfredonia. Éditions lHarmattan. 450 pages, 220 F. En vente à la librairie du Monde libertaire.