Depuis 1974, le volume des richesses produites dans le monde a doublé pendant que le travail nécessaire à sa production baissait dun tiers et que le chômage devenait massif. La réduction du temps de travail (R.T.T.) revient sur le devant de la scène européenne, particulièrement en Italie et en France.
Inspiré par la loi de Robien du 11 juin 1996, le gouvernement Jospin a élaboré une loi-cadre qui, de négociation en renoncement, a été votée le 10 février à lAssemblée. En gros, voici ce quil faut retenir (cf M.L. n° 1105, 1109 et 1110) : le temps de travail sera réduit à 35 heures. Les entreprises devront sengager à réduire le temps de travail de 10 % au moins et à embaucher 6 % des effectifs concernés par la R.T.T. Les entreprises de moins de 20 salariés pourront attendre le 1er janvier 2002 pour appliquer les 35 heures, les plus de 50 salariés devront sy contraindre dès le 1er janvier 2000. Dans tous les cas, des réductions de charges sociales et des primes seront débloquées par lÉtat. Elles seront augmentées pour les entreprises qui décident dappliquer les 35 heures avant les échéances fixées, mais aussi si elles décident de se diriger rapidement vers les 35 heures.
En 1999, une loi définitive inspirée de la mise en pratique des entreprises qui auront devancé les dates butoirs sera élaborée. Cette loi concerne essentiellement le secteur privé, même si une étude est actuellement en cours de réalisation pour chercher à lappliquer dans le secteur public.
Pour les salariés, le projet de R.T.T. va se matérialiser par des mesures sociales très concrètes mais dont on évalue encore mal la portée. Il y a dabord lintroduction, pour les smicards, dun double calcul (horaire ou mensuel) du S.M.I.C. selon que lon travaille dans une entreprise appliquant les 35 heures ou pas. Il sagit donc dune nouvelle remise en cause dun déjà chiche revenu interprofessionnel garanti pour tous, même si, selon le gouvernement, les deux S.M.I.C. équivaudront à la même somme à la fin du mois. Mais en ce cas, pourquoi créer cette « rémunération mensuelle minimum » ? Les heures « complémentaires » (qui vont de 35 à 39 heures) ne seront pas majorées aux salariés dont les entreprises signeront laccord dès maintenant.
Pour autant, le coût des heures supplémentaires ne sera pas majoré aux patrons. Dans les accords de branche ou dentreprise, la loi ne prévoit rien pour éviter le gel ou la renégociation vers le bas des salaires et des avantages. Or, 40 % des accords signés avec la loi de Robien contenaient une telle remise en cause
Laménagement de la R.T.T. pourra se faire sous toutes les formes possibles, y compris à travers des jours de repos. Ceci étant négociable, il y a fort à parier que le patronat, en position de force, fera de ces jours de repos des avancées vers lannualisation du temps de travail au gré des aléas du marché. Il faut aussi imaginer que les contrats à temps partiels, donnant souvent des salaires de misère, vont exploser sous la demande des entreprises qui bénéficient là dun moyen peu onéreux daugmenter la productivité tout en touchant les primes « R.T.T. ». Pour des raisons de place, je ferais limpasse sur les montants faramineux des aides accordées aux entreprises et que tout le monde paiera, les travailleurs comme les chômeurs, sous la forme dimpôts directs ou indirects. Pour mémoire, le gouvernement a déjà prévu de débloquer 3 milliards en 1998-1999 pour financer la R.T.T., montant qui va forcément devenir colossal au fur et à mesure que lon se rapprochera des dates butoirs des premiers janviers 2000 et 2002. En échange de ces primes (qui seront versées pendant 5 ans ou 6 ans selon les cas), lentreprise doit conserver les nouveaux effectifs pendant deux ans au moins
Le patronat sest aussitôt emparé de la perche tendue par la gauche plurielle pour renégocier des conventions collectives (banques, industrie sucrière, grands magasins) ou rogner de façon très significative sur les conditions de travail et de rémunération des salariés (cinémas, Générale des eaux ). Ces mouvements vont évidemment samplifier très vite. Mais pour autant, nous ne pouvons pas dédouaner, comme le font les syndicats et la gauche plurielle, le gouvernement de cette manuvre. Sous couvert de lutte contre le chômage et sur fond de psychodrame pour le C.N.P.F., on va précariser, flexibiliser, diviser et abuser encore ceux qui travaillent ou cherchent à le faire. Cest la gestion des flux tendus appliquée non plus aux marchandises, mais aux hommes et aux femmes, qui se confirme. Le capitalisme est en surproduction, donc il baisse le temps de travail avec laide des gouvernants et en profite pour libéraliser (au sens économique) le monde du travail. Cest dailleurs tellement vrai que nombre dentreprises ont déjà appliqué la loi de Robien et attendent avec impatience ladoption courant avril de la loi Aubry. Le C.N.P.F. peut donc tempêter, cest une opposition de principe sur des nuances qui séparent E.-A. Seillières de Jospin.
Certains pourront voir dans ce rejet de la R.T.T. un simple positionnement critique. Il faut donc dire que cest dans une perspective anarchiste que nous nous plaçons pour désavouer une loi qui ne menace en rien lorganisation sociale et économique dominante que nous cherchons à remettre en cause.
La gauche distribue de largent au patronat pour quil embauche ou ne débauche pas : cest déjà ce que fait la droite en allégeant toujours plus les charges sociales des entrepreneurs. Où est linnovation dans tout cela ? Si nous pouvons être heureux de travailler un peu moins, ce seul point ne doit pas cacher laspect rétrograde des mesures daccompagnement de cette R.T.T. qui ne réglera évidemment pas le problème du chômage.
De deux choses lune. Soit on estime que le capitalisme est globalement satisfaisant et quil peut être amélioré ici ou là en restant fataliste face à tout ce que cette forme doppression implique (perdre sa vie à la gagner, misère, guerres, fascisme, racisme, oppression et hiérarchies de toutes sortes ). Le projet de R.T.T. sinsère dans cette pensée daménagement du capitalisme.
Soit on estime que le capitalisme, libéral ou conforté par létatisme, a déjà fait les preuves de sa nocivité pour lhumanité et alors on cherchera à labattre ; cela passe par un rejet des mesures qui confortent la précarité et la richesse au détriment de la répartition et de la justice sociale.
Partout où nous travaillons ou nous militons, il faut parler, expliquer en quoi travailler un peu moins façon Aubry est dabord un avantage pour le patronat, soutenu par lÉtat. Nous pouvons pousser à la résistance pour que la R.T.T. produise des embauches sans reculs pour les salariés. Notre objectif reste la mise en place dun rapport de force, et la construction doutils autogestionnaires de lutte, de décisions de production et de distribution.
Un projet de société solidaire, égalitaire et libertaire. Choisis ton camp, camarade !