Laccord multilatéral sur linvestissement (A.M.I.) est lenfant de lOrganisation mondiale du commerce et de lO.C.D.E. Vingt-neuf pays membres de lO.C.D.E. participent, dans la plus grande confidentialité, à son élaboration, au château de la Muette, à Paris, siège de lO.C.D.E. La signature de ce traité de 190 pages, prévue pour le 18 avril à Paris, devrait être suivie dun processus de ratification par les parlements nationaux des différents États membres de lO.C.D.E.
Ainsi, dans les beaux quartiers de Paris, 600 experts gouvernementaux et patronaux planchent pour nous concocter un système où le travail est toujours plus flexible, la sécurité de lemploi toujours plus condamnable, où le salaire minimum est présenté comme la source du chômage en maintenant une catégorie de privilégiés qui empêchent les patrons dembaucher à un tarif inférieur au S.M.I.C., et où il faut privatiser encore et encore plus.
Les experts des organismes tels que lO.C.D.E., grassement payés, ne payant pas dimpôts, touchant des primes substantielles pour l'éducation de leurs enfants, inamovibles, nayant aucune obligation de résultat, vivent dans un monde et dans des conditions qui sont lexact contraire de celui quils veulent imposer à l'humanité tout entière. Les smicards, les chômeurs, en France, ignorent que l'État verse à cet organisme 110 millions de francs tous les ans pour que linstitution dénonce les premiers comme lune des principales causes du chômage et reproche aux seconds de toucher trop dindemnités.
La signature de ce traité signifierait la cession de tout pouvoir aux firmes multinationales dans tous les domaines. En effet, les pays signataires sengagent à accorder automatiquement aux multinationales les conditions les plus favorables aux investissements, clause dite " de linvestisseur le plus favorisé ".
La définition donnée de linvestissement est particulièrement extensive : il sagit de " tout type dactif détenu ou contrôlé directement ou indirectement par un investisseur ".
LAccord multilatéral sur les investissements nest rien dautre quun pas de plus effectué depuis le traité de Maastricht en passant par celui dAmsterdam et le sommet du Luxembourg en direction de la suppression de toute réglementation, loi et cadre national pour permettre aux multinationales daller et venir à leur guise. Les textes du sommet de Luxembourg exigent des gouvernements européens quils instituent par la loi les accords dentreprise pour casser les statuts et les conventions nationales.
Le traité aurait une valeur supérieure à la loi. Un parlement ne pourrait donc plus adopter un texte qui serait contraire aux dispositions de lA.M.I. Les lois nationales seront subordonnées au traité. Pour lanecdote, les États qui négocient aujourd'hui cet accord avaient signé un autre texte, lors du sommet de la Terre de Rio, en 1992, qui disait notamment : " chaque nation a le droit inaliénable de réglementer les investissements étrangers et dexercer son contrôle sur les investissements ".
Négocié par la seule O.C.D.E. (29 membres), le traité est appelé à s'étendre à tous les autres États. Pourquoi la négociation ne sest-elle pas faite dans une instance plus large, comme par exemple lOrganisation mondiale du commerce ?
Un ancien membre de la délégation française explique que " la négociation a démarré et se développe exclusivement au sein de lO.C.D.E., entre pays membres fournisseurs de capitaux, ces pays étant convaincus que seul ce processus interne est susceptible de produire un texte contraignant et donc utile, qui pourrait ensuite s'étendre progressivement aux pays non-membre de lO.C.D.E. désireux dattirer des capitaux étrangers. " Lauteur ajoute que la présence, au sein de lO.C.D.E., de pays membres " hostiles au principe même dun accord contraignant sur les investissements ", rendrait le succès de la négociation " fort aléatoire ".
Des mesures, particulièrement perverses, de " statu quo " ou de " démantèlement " sont prévues par le traité. Chaque État signataire devra " fournir linventaire public de toutes ses lois, réglementations, procédures, règles administratives et décisions de justice, qui, dune manière ou dune autre, pourraient faire obstacle au traité ", cest-à-dire énumérer les règles non conformes à la liberté totale dinvestissement.
Ces règles non conformes, ou " réserves ", qui pourront continuer à être appliquées, jusqu'à leur extinction progressive, devront être très précisément énumérées car aucune autre dérogation ne sera accordée.
Toutes les mesures non conformes à lA.M.I. seront réduites et finalement éliminées : " Le démantèlement est le processus de libéralisation par lequel les mesures non conformes à lA.M.I. seraient réduites et finalement éliminées. Il sagit dun élément dynamique, lié au statu quo qui en est le point de départ. Associé au statu quo, il produirait un "effet de cliquet" grâce auquel toute nouvelle mesure de libéralisation serait "verrouillée" et ne pourrait être, au fil du temps, ni abrogée ni invalidée. "
Toute renonciation dun État à une réserve devient donc irréversible, en application du traité, quelle que soit lopinion des citoyens.
Ces considérations donnent tout leur sens à la prétendue " exception culturelle " à laquelle saccrochent nos artistes et intellectuels. Lexception, dans le cadre de laccord, est un domaine échappant à la liberté dinvestissement. Mais une exception est destinée à être provisoire par nature, elle est soumise à une constante érosion, jusqu'à ce quelle disparaisse. Dailleurs, des cycles périodiques de négociations sont destinés à supprimer ou limiter les " mesures non conformes ". Pour que lexception culturelle proposée par la France soit acceptée, il faudrait quelle le soit par les 28 autres négociateurs, ce qui est loin d'être le cas.
LAccord multilatéral sur linvestissement prévoit que " tous les paiements ayant rapport avec les investissements en cours dans un pays déterminé peuvent faire lobjet de transferts dans le territoire et hors du territoire sans délai ", et sans contrôle ni restriction aucune. Ces transferts concernent le " capital initial de linvestissement, les investissements additionnels, les bénéfices, tous les profits résultant de prêts accordés en rapport avec cet investissement, tous les produits de la vente ou de la liquidation de tout ou partie de ces investissements ". Les échanges doivent évidemment se faire dans une monnaie librement convertible.
Ce traité une fois ratifié équivaut à labandon de toute souveraineté nationale.
En cas de litige, les multinationales pourront faire appel à une cour internationale de justice pour exiger le respect de tous les points du traité. Les décisions de cette cour seront impératives pour tous les États contractants.
Actuellement, dans le cadre de lO.M.C., lorsquune firme veut attaquer un État, elle doit passer par son propre État. Ainsi, cest le gouvernement des États-Unis qui a attaqué lUnion européenne qui interdisait les importations de viandes aux hormones. Avec lA.M.I. une firme de tabac pourra assigner directement en justice un gouvernement.
Si une grève, un mouvement de consommateurs, diminuait les profits dun investisseur, le gouvernement devra payer des indemnités. Et les multinationales auront le droit de choisir le tribunal quelles voudront, notamment la Chambre de commerce internationale. Les États seront jugés par des commerçants.
Si par malheur un État contractant voulait se retirer, la clause de " condition de retrait " interdit tout retour en arrière avant " davoir laissé passer cinq ans depuis lentrée en vigueur du traité ". Et en plus, le traité continue de sappliquer pendant quinze ans !
LA.M.I. prévoit la " protection contre les troubles ", cest-à-dire lindemnisation des investisseurs lorsquils sont empêchés de faire des profits. Les gouvernements sont en effet responsables à l'égard des investisseurs des " troubles civils ", des révolutions, des états durgence, " ou autres événements similaires ", bref de toute perturbation pouvant diminuer la rentabilité des investissements : sont inclus les mouvements de protestation, le boycott ou les grèves. Mais il ne sagit pas là dune innovation. Lorsque les routiers français ont fait grève, les entreprises européennes ont obtenu à Bruxelles des dédommagements. La pratique sera simplement généralisée.
De même, lA.L.E.N.A.a obtenu que le Mexique révise sa constitution pour permettre aux multinationales de lagroalimentaire dacquérir les terres distribuées aux paysans.
Il nest pas envisagé que le comportement des investisseurs eux-mêmes puisse être responsable de perturbations portant atteinte aux droits des citoyens. En tout cas, les gouvernements signataires de laccord devront restreindre les libertés sociales, voire même politiques.
La souveraineté des États, mais aussi le droit pour les populations de décider de certaines orientations politiques ou économiques, seront complètement soumis aux impératifs du traité. Les multinationales, les investisseurs privés deviennent des interlocuteurs de même statut que les gouvernements nationaux, et pourront poursuivre ces derniers pour faire appliquer les clauses du traité. Les États doivent en effet " accepter sans condition de soumettre les litiges à larbitrage international ". Les entreprises et les investisseurs pourront ainsi porter plainte, mais évidemment pas les individus ni les associations. Un État ne pourra pas non plus intenter dactions contre un investisseur, puisque ce dernier ne sera soumis à aucune obligation.
Lironie de l'histoire est que la France a longtemps refusé de se soumettre à une juridiction internationale, quand il sagissait des droits de l'homme.
Les syndicats représentés au sein de lO.C.D.E. par des organisations internationales se contentent de demander ladjonction à lA.M.I. dune " clause sociale " - sans succès - mais ne contestent pas le fond même de laccord.
Ce point de vue nest pas celui de nombre dassociations de consommateurs, de droits de l'homme, de défense de lenvironnement, et de certains syndicats.
Le paradoxe est que les Américains ont déclaré ne pas vouloir signer laccord parce quil était " inégal et préjudiciable aux intérêts américains ", selon le secrétaire au Commerce. Il faudrait qu'" un travail substantiel soit fait pour que les États-Unis le signent ".
Cest la méthode habituelle des Américains lorsquun accord est en train d'être négocié, quil sagisse de lUruguay Round, de lA.L.E.N.A., du G.A.T.T. Il sagit dinciter les milieux daffaires à accentuer les pressions, et faire revenir les autres gouvernements à la table de négociation avec des propositions plus acceptables pour les États-Unis.
" Le cheval de Troie ultralibéral est entré à Bruxelles " dit Jack Lang. Avec lA.M.I. " s'édifierait une sorte de soviet économique mondial animé par les dirigeants de grands groupes et soustrait au contrôle des peuples. " (Le Monde, 10 février 1998.)
Jospin clame quil ne faut pas signer le traité sil ny a pas dexception culturelle, mais on sait que celle-ci est forcément provisoire, et il serait surprenant que Jospin ne le sache pas non plus.
Strauss-Kahn, lui, affirme que lA.M.I. créera des emploi ! mais de 1993 à 1995, les 100 plus grosses entreprises ont diminué le nombre de leurs salariés de 4 % par an, et dans les deux années à venir General Motors va licencier 42 000 personnes, Hyundai 40 000, Kodak 19 900, Electrolux 12 000, etc. Strauss-Kahn croit-il vraiment que lA.M.I. va créer des emplois ou se moque-t-il de nous ?
La mise en uvre de lA.M.I. ne signifie pas seulement la suppression de toute souveraineté nationale, dont nous nous fichons éperdument, elle signifie que les populations nauront plus, daucune manière, aucune possibilité de peser sur les décisions de leurs gouvernements. Le concept de " démocratie " prend tout le sens formel que lui ont toujours donné les anarchistes lorsque celle-ci se limitait au cadre de la société capitaliste. Le " citoyen " disparaît complètement derrière le consommateur.