En marge de celui de Mai 68, un autre anniversaire a lieu ce mois-ci. Il y a 150 ans, en effet, paraissait le célèbre Manifeste du Parti Communiste de K. Marx et F. Engels. De fervents marxistes officiels quils étaient il y a trente ans, certains sont devenus de fervents antimarxistes notoires. Le PCF, quant à lui, voit dans cet ouvrage une radicalité qui justifierait, paraît-il, sa ligne actuelle et donc sa participation au gouvernement ! Moins vaseux sont ceux qui continuent à voir en Lénine le fils spirituel de Marx et veulent réinterpréter le marxisme sans renier totalement le bilan dOctobre 1917. Louis Janover tient à dénoncer toutes ces cuisines idéologiques dans un pamphlet fort décapant
En effet, à une époque où " tant de monde s'époumone à remplir le politique de vent " et où tous les efforts de la " gauche plurielle " ne tendent qu'à atteindre un seul objectif, à savoir " interdire toute vision dune société qui se situerait en extériorité par rapport à lunivers capitaliste ", son livre nous apporte un souffle salutaire. Avec un ton acide et percutant, il mitraille sans relâche directions de la gauche constitutionnelle, réseaux associatifs à sa solde (SOS racisme, Ras l'front, Espaces Marx), journalistes attitrés du Monde Diplomatique et de Libération, historiens ex-staliniens repentis, nouveaux philosophes et trotskystes de la LCR. Bref, seul le mouvement anarchiste échappe à sa critique acide. Au-delà de cette amitié politique qui devrait inciter plus dun libertaire à lire son bouquin, cest surtout lanalyse que fait Janover sur l'historique de lanticommunisme, la responsabilité écrasante des PC dans cela, le rôle actuel de lantifascisme consensuel, les reniements de lextrême gauche, qui fait lintérêt de cet ouvrage. Ecrit dans un style resserré et corrosif, rempli d'humour ravageur, il se présente en trois chapitres.
Le premier, le plus intéressant, nous semble-t-il, porte un titre évocateur : " Communisme, année zéro ". Cest, dune certaine manière, lestampille de la famille à laquelle appartient lauteur. Issu de lultra-gauche, ce courant politique se réclamant du marxisme mais qui condamna dès le départ le léninisme en tant quimposture à lidée communiste élaborée par Marx, Janover réintroduit ce débat face à lactuelle idéologie dominante qui enterre le communisme, ne nous laissant comme seul horizon indépassable que le capitalisme. Le livre noir du communisme de Stéphane Courtois et consorts participe de fait à cela. Car, comme le dit si bien Janover, " la comptabilité macabre des morts du communisme rend service de fait dabord au PC qui trouve là une manière élégante de vidanger sa baignoire en faisant passer avec laide des historiens leau sale de leur propre histoire pour celle du communisme ". Quant au monde dit libre " il peut à nouveau agiter un épouvantail taillé sur mesure ". Lamalgame établi entre nazisme et bolchévisme étant la cerise sur le gâteau ! " Alors que lURSS et ses satellites ont été tout au long de leur existence la négation absolue, impitoyable de la volonté d'émancipation quexprimait dès 1848 le Manifeste communiste ", certains les ont adorés de toutes leurs forces. Aujourd'hui ils renient cela avec la même conviction. Doù le leurre, le mensonge entretenu une fois de plus sur le communisme.
François Furet (auteur du livre Le passé dune illusion, Paris Laffont - 1995) est un de ceux-là et Janover le cloue au pilori. De même, il réajuste le fameux rôle des intellectuels du PC ou des compagnons de route. " Ils n'étaient pas au service du Parti mais une partie du Parti car impossible de dissocier leur responsabilité dans la politique de répression de celle, des cercles dirigeants de lappareil ". Aragon en est un bien bel exemple malgré toutes les louanges que lintelligentsia de gauche lui a tressées cette année. Quant à ceux qui déchantèrent peu à peu de lexpérience soviétique, Janover écrit : " Ils se racrochèrent à toutes les branches du socialisme dit réel (maoïsme, castrisme, polpotisme ) " et finirent lors des années Mitterrand dans les couloirs de lEtat social démocrate. Avec danciens trotskystes, ils gèrent désormais les rapports entre dominants et dominés " innovant une autre morale, dautres formes de contrôle social ". La ronde qui va de Régis Debray, Gilles Perrault en passant par J. C. Cambadélis, Bensaïd, Arnaud Spire, Edgard Morin, Denis Clerc et Bourdieu, hurle contre le libéralisme certes, mais finalement soutient Jospin pour construire un capitalisme prétendument humain et solidaire avec un État régulateur, paraît-il, de justice sociale ! Ce chapitre analyse également très bien pourquoi lURSS est passée sans secousses à l'économie de marché car " à ses yeux rien là neut été impossible à prévoir si au lieu de voir dans ce pays le socialisme réellement existant on les avait pris pour ce quils étaient à savoir des pays capitalistes réellement retardataires qui devaient bien un jour revenir dans le giron du capitalisme privé ". Janover cite tous ceux (ultra gauche et anars) qui au début dénoncèrent le mensonge communiste amené par le bolchévisme. Mais ces " dissidents irrécupérables ", comme il les nomme, resteront dans les oubliettes de l'Histoire. Pas question de faire appel à leur analyse dangereuse. Il fallait et il faut encore aujourd'hui " que le régime qui a sombré corps et biens était encore et toujours le communisme, le communisme tel quen lui-même ". De plus, ils condamnaient aussi le capitalisme. Une phrase pour terminer : " tout se réduit à l'histoire dune illusion et à une illusion de l'Histoire ". Belle conclusion de Janover.
Les deuxième et troisième chapitres portent ensuite essentiellement sur le rôle des PC et leur anticommunisme " mur contre lequel tant de rêves se sont brisés ". Janover démontre à travers moultes exemples historiques quils furent toujours " la cheville ouvrière de lordre établi " et quen France par exemple le PC a toujours su " remettre sur les rails du capitalisme la locomotive de l'histoire que les ouvriers en bleu de chauffe menaçaient de faire dérailler (après-guerre de 45, Mai 68, pour l'histoire la plus proche) Cela parce que les principes dorganisation et le programme de tous les PC n'étaient nullement incompatibles avec la structure des nations industrielles et que la bourgeoisie pourrait, elle aussi, bénéficier de leur expérience exceptionnelle ". La fin traite de notre actualité, de la " mutation " du P.C.F. " au service de la social-démocratie reconnaissante ". Janover, dans la lignée de son analyse, explique fort bien que pour Robert Hue, la mutation actuelle du P.C.F. " consiste moins à passer à l'évier de l'histoire un projet révolutionnaire depuis toujours inexistant qu'à flexibiliser les structures dencadrement pour quelles épousent les nouveaux modes de domination et retrouvent leur efficacité ". Gayssot en est un bel exemple : " rien de mieux quun ministre des Transports communiste pour rouler dans la farine le peuple de gauche ". Comme nous lavons déjà écrit ici même, lauteur lui aussi pense que ceux qui verraient une prochaine rupture entre PC et PS, se trompent lourdement. Le PC " est bel et bien au centre du dispositif de régulation socio-politique. Il reste pour son allié PS le barrage idéal en cas de remontée des revendications populaires ". Le dernier mouvement des chômeurs en est une belle preuve avec sa déviation sur la loi " bidon " des 35 heures.
Lautre élément important dans ce chapitre est lanalyse sur le rôle de lantifascisme actuel (lire à ce sujet Nuit et brouillard du révisionnisme, Janover Coll. Les pieds dans le plat - 1996). Comme nous, Janover sait depuis pas mal de temps que lantifascisme électoraliste de notre gauche plurielle, soutenue par Ras l'front et autres ex-staliniens, sert surtout de paravent pour cacher aux travailleurs le réaménagement du salariat. Mais plus encore, lantifascisme du P.C.F. lui permet de " se débarasser sans complexes de sa mince couche de culture "communiste" toujours suspecte sans avoir à rompre avec son passé ". Comme " lantifascisme lave plus blanc tout ce qui est rouge, sil a combattu le brun ", le stalinisme naurait été donc quune parenthèse. Janover déclare que le P.C.F. grâce à ce stratagème " peut légitimer ses actions et ses exactions pour prendre place dans le rang des détenus patentés et sourcilleux de la démocratie jusqu'à ramener à la lumière ceux-là mêmes quil a escamotés ! "
Après avoir passé les différentes attaques contre la gauche plurielle, que lauteur nomme judicieusement " deuxième droite ", en raison de sa politique cyniquement capitaliste, nous terminerons par son point de vue sur l'évolution des trotskystes de la LCR. Des maints glissements à droite quont subi partis de droite, mais aussi de gauche, la LCR nest pas exempte. Dailleurs, même Henri Weber (ex LCR passé au PS) demande à Bensaïd (comparse de Krivine) de bien vouloir le reconnaître (Monde des livres du 8 mai 1998). Comme jamais, LCR et PCF se retrouvent ces temps-ci. Cela permet au dernier de glorifier sa mutation car " le maître qui les convie à sa table montre ainsi quil a été pardonné ". Mais, plus grave, ses retrouvailles où la LCR " se rêve en armée de réserve de la majorité plurielle et se résigne à prêter la main au pire en croyant aider le meilleur nouvrent aucune perspective si ce nest dapporter sa pierre au PC pour quil cimente le nouveau mur après avoir bétonné lancien ".
Sans être daccord avec le Marx libertaire de Louis Janover, son livre synthétisant toutes les données sur le débat concernant le stalinisme est un véritable outil danalyse pour décrypter la réalité politique daujourd'hui et ses enjeux. Cependant, il manque la partie pratique. Avoir une analyse brillante, pertinente, cest bien mais insuffisant. Comme le dit lauteur, lidée doit coller à la réalité et il faut des conditions et des hommes pour quelle se réalise. Quelles sont donc les perspectives actuelles pour mettre fin au salariat, à lEtat, aux inégalités ? Quel poids peut peser le mouvement anarchiste pour y parvenir ? Son projet est-il en phase avec les bouleversements sociaux des dernières décennies ? Le vrai travail est là, cest urgent.
La tête contre le mur. Louis Janover. Éditions Sulliver. Mai 1998. 130 F. En vente à la librairie du Monde libertaire.