Dans le cadre de deux journées consacrées à La guerre dEspagne au cinéma organisées par l'équipe, au dynamisme inaltérable, du Jean-Eustache à Pessac, une salle comble a pu voir Libertarias, un film espagnol toujours inédit en France. Cest beaucoup et bien peu à la fois. Beaucoup, pour un film qui na bénéficié daucune campagne publicitaire, le public a donc fait preuve de curiosité, comportement assez rare au cinéma en définitive, pour venir au cinéma en ce mois de juin où les salles sont habituellement désertées. Peu, par rapport à la qualité exceptionnelle de ce film. Libertarias est un long métrage de fiction consacré à la guerre dEspagne qui a choisi un point de vue original : le conflit est vécu du coté des femmes libres, les libertaires du titre. Pour produire un film de cette ambition il est nécessaire dimmobiliser dimportants capitaux et de disposer ensuite dune diffusion suffisante pour les amortir, dans ces conditions, on comprend aisément que des films comme Libertarias soient rares pour ne pas dire uniques.
Film de fiction donc. Et effectivement, toutes les méthodes de la fiction cinématographique sont utilisées pour obtenir ladhésion du spectateur à travers sa participation affective. Visiblement il suffit d'être une anarchiste pour être une belle femme. La beauté de Pilar, la leader du groupe interprétée par Ana Belen, rayonne et donne aux spectateurs le désir de senrôler sans tarder dans la colonne Durruti Sans parler de Victoria Abril toujours piquante même en libraire handicapée. Quant aux spectatrices, le film offre une galerie dhéroïnes magnifiques auxquelles elles peuvent aisément sidentifier. D'évidence, Vicente Aranda aime ses actrices et utilise tout son art pour magnifier ses vedettes féminines.
Ces limites posées, qui sont propres à tout film de fiction, Libertarias est dune remarquable honnêteté. À aucun moment, le point de vue nest dissimulé derrière une trompeuse objectivité. Le film choisit le parti anarchiste et sy tient. II ny a pas lombre dun socialiste scientifique dans cette représentation de la guerre dEspagne, fut-il anti-stalinien. Mais lengagement ne signifie pas langélisme : les exécutions sommaires ne sont pas cachées, les destructions d'édifices religieux sont montrées comme loccasion dune grande fête libératrice, la question de la discipline sur le front nest pas éludée.
Tout le conflit est suivi dans les rangs de la colonne Durruti sur le front dAragon. Son prestigieux dirigeant apparaît même à plusieurs reprises ; heureusement, le contrejour et les plans larges nous évitent limagerie saintsulpicienne et lhagiographie. Vicente Aranda nhésite pas à mettre en images des épisodes connus comme linterview réalisée par Pierre van Paasen pour le Toronto Daily Star le 28 octobre 1936 qui sacheva sur la célèbre « nous portons un monde nouveau dans nos curs ». Tout comme, il parsème son film de citations fameuses (une milicienne emprunte à Elisée Reclus sa définition de lanarchie comme la forme la plus achevée de lordre) et de grands textes libertaires qui prennent ainsi corps grâce au film. Si Libertarias ne prend pas en compte les conflits à lintérieur du camp républicain réduit volontairement aux anarchistes, cela ne lempêche pas daborder la question fort délicate de la militarisation. Traitée à lintérieur de la colonne Durruti, cette question vitale pour la révolution et la guerre nen acquiert que plus de poids puisquelle ne se réduit plus à laffrontement traditionnel et en définitive conventionnel entre révolutionnaires et staliniens alliés aux républicains bourgeois (à la manière de Ken Loach dans Land and Freedom). Dans une séquence clé, Aranda fait intervenir Durruti dans le débat sur la militarisation : il ne prend pas la parole mais, en quittant la salle, sur le pas de la porte, il lance « je suis prêt à renoncer à tout sauf à la victoire » et clôt ainsi la séquence. Plus tard dans la fiction, il donnera lordre au curé de régler la question des femmes sur le front présentée dans le film comme la première étape de la militarisation. Libertarias ne répond pas directement, laisse volontairement la question ouverte et démontre par là la richesse et la complexité de son propos. Après tout, les anarchistes avaient à gérer une guerre et la présence de femmes libres posait des questions terriblement pratiques : les MST mettaient hors de combat aussi sûrement que les balles franquistes (cf. la séquence hilarante du dépistage). De même, si la guerre est vécue, de manière classique dans le film de fiction, à travers un groupe de quelques individus représentatifs de lensemble. Vicente Aranda a choisi des femmes militantes et a donné un rôle majeur à une jeune nonne échappée de son couvent. Au cours des événements, cette « innocente » va évoluer certes mais elle nest pas convertie par la justesse de la ligne, elle nest pas retournée comme dans une fiction simplificatrice (le héros de Land and Freedom était déniaisé par son amour pour la belle milicienne du POUM. Elle porte sur le combat des femmes libres un regard étranger (le plus éloigné possible même puisquau départ cest une jeune nonne issue de laristocratie) et va se rapprocher de plus en plus de la cause de ses compagnes tout en demeurant elle-même (se libérer de la « peste émotionnelle » nest pas une mince affaire). Sa sympathie croît cependant jusqu'à la fin tragique où elle choisit, par son silence. de partager le sort des vaincus ce qui lui permet dassister Pilar dans son agonie. Il y a dans ce traitement une vraie finesse.
Cette jeune nonne, qui a le don de bien apprendre et réciter les textes sacrés, dira avec une belle conviction un extrait de La conquête du pain de Kropotkine, séduite sans doute par la générosité du propos du prince anarchiste. Sont ainsi soulignés, sans didactisme, la proximité des écrits et le caractère millénariste dune composante du mouvement anarchiste sans pour autant les assimiler (le prêtre défroqué ne joue pas le beau rôle ). Ce rapprochement iconoclaste traduit bien lesprit général du film. Engagé sans lombre dune ambiguïté du côté des anarchistes, le film sadresse à un public intelligent et nhésite pas à utiliser l'humour et la légèreté. Les spectateurs rient beaucoup. Un simple exemple, lors de la « libération » du bordel au début du film, Pilar demande à sa camarade de prendre la parole, Son discours enflammé mais très universaliste, trop orthodoxe, désincarné, laisse de marbre les prostituées, en revanche, Pilar qui fait appel à leur fierté, à leur orgueil, qui leur parle directement, emporte leur adhésion.
En définitive, Libertarias réussirait à séduire un large public (beauté et émotion, actrices épatantes) sans jamais être simplificateur si un distributeur acceptait de prendre le risque de le diffuser en France. On ne peut que regretter cette forme insidieuse de censure économique qui touche un film qui ne se prétend jamais sottement objectif ni réaliste et qui donne à voir, de ce fait une part de vérité