Il est important, surtout au moment ou se déroule un spectacle sportif mondial, de réfléchir à la place quoccupe le sport dans nos sociétés. Au-delà dune critique de lorganisation du sport, iI peut être utile de renverser le questionnement pour se demander pourquoi ça marche tant.
Une hypothèse intéressante me paraît être celle émise par le sociologue Norbert Elias. Il ny a pas de hasard au fait que le sport, tel quil est aujourdhui organisé, apparaît au XVIIIe siècle en Angleterre, pays ou naît à la même époque le modèle démocratique. Les deux participent dun même mouvement de long terme, commencé à partir du XVIe siècle, que Elias appelle le processus de civilisation. Derrière ce terme, iI y a lauto-contrainte : de moins en moins de violence, puisque lÉtat détient le monopole de la violence légitime, et de plus en plus de règles visant lauto-contrainte, cest-à-dire cette capacité à contrôler ses émotions. En fait, le modèle démocratique fonctionne comme le modèle sportif, sur la base dune fiction quil sagit dentretenir.
Ainsi, si on prend au sérieux (pour une fois !) le modèle démocratique, il existe pour éradiquer la violence. Ses règles construisent une fiction : une compétition entre égaux sous la forme de la compétition électorale, le plus fort ne détermine pas les règles du fait dune institutionnalisation du pouvoir, le perdant ne met pas sa vie en jeu car le gagnant accepte lalternance (le vainqueur dun jour peut être le perdant du lendemain) à la différence des dictatures, lÉtat doit contrôler la violence pour pas quelle ninterfère dans le modèle.
La fiction sportive fonctionne à peu près dans les mêmes termes :
On assiste donc à une sportification de la société. Car cest bien cette fiction qui fonctionne dans toutes les sphères sociales que ce soit lécole, le travail, la démocratie ou le sport. Cest le modèle de lauto-contrainte qui est possible à partir du moment ou lépreuve est juste et, donc, légitime. En fait, quand un gosse de prolo arrivent à faire des études longues, cest comme quand une petite équipe bat une grosse en compétition : cela permet à la fiction de légalité des chances et de lépreuve juste (celle qui ne prend en compte que les critères de lactivité) de continuer à fonctionner même si personne nest vraiment dupe !
On peut même envisager que, en fiction, le sport reste lunivers dune compétition juste par rapport à la compétition économique et sociale organisée à laquelle chacun saffronte. Cest lunivers ou la fiction semble la plus réaliste. Cest ainsi que le spectacle sportif est le moment ou elle est célébrée.
Par sportification, iI faut entendre que tous ceux qui ont le pouvoir ont un intérêt tout particulier pour lauto-contrainte. Pour cela, le sport est excellent : iI permet la maîtrise de sa propre violence. En effet, iI ne propose rien dautre que le relâchement contrôlé de sa propre violence ou énergie. Les règles du jeu sont donc toujours posées pour éviter lennui autant que la violence. Il faut laisser les énergies se déployer pour que tous prennent du plaisir mais les contrôler pour ne pas aboutir à la violence.
La violence maîtrisée est le summum que peut atteindre un ordre social. Elias explique très bien que la chasse au renard en Angleterre au XVIIIe siècle a évoluée car iI ne sagissait plus de tuer en soi mais de laisser ses chances au renard, ce qui est une condition sine qua non de son propre plaisir. Le sport est toujours redevable de cette logique : il est lieu de violence, à travers le relâchement des émotions et lexcitation quil propose et dénégation de la violence à travers le contrôle de ce relâchement. Il est donc nécessairement et fonctionnellement un puissant moyen de contrôle social. Ce nest pas un hasard si Peugeot à Sochaux, Schneider à Lens ou Fiat à Turin ont créé très vite leur propre équipe et si lÉglise a toujours été partie prenante de ce contrôle de lénergie des corps. Le développement des loisirs a été de pair avec celui du sport car ceux qui maîtrisent déjà le travail tentent doccuper idéologiquement le temps de loisirs. Cest pour cela que le sport a toujours été un allié de tous les pouvoirs, quils soient démocratiques, dictatoriaux ou prétendument socialistes.
Du coup, des enjeux dépassant le jeu se sont imposés pour transformer le jeu en spectacle. La logique du jeu pour les spectateurs est de prendre partie de façon à assurer les conditions de lexcitation car le beau jeu ne suffira pas à entretenir cette excitation. Le symbolisme identitaire et communautaire attaché aux équipes découle de cela. Plus iI y a de spectateurs et plus le plaisir du spectateur, donc le spectacle, prime sur le plaisir du jeu. Le sport, cest la confrontation des deux logiques. Médiatisation et usage du sport comme contrôle social vont de pair.
Au final, la violence affective (lié au débordement des émotions) a énormément diminué dans nos sociétés qui sont beaucoup plus sûres que ne létaient les siècles passés mais la violence instrumentale (lié à une stratégie pour atteindre un but) a tendance à augmenter très fortement, cest le cas des deux guerres mondiales au XXe siècle ou de la violence interne (joueurs) du sport. La violence des supporters serait alors à rapprocher dune violence affective, dune libération des tensions émotionnelles pour certaines couches de la population. relâchement mais iI nest jamais sûr de pouvoir en contrôler les effets !