L'histoire, l'histoire réelle, est comme une pâte continue qui se fait au jour le jour par des femmes et des hommes qui espèrent, souffrent, désirent, réussissent, se trompent, réfléchissent, luttent, aiment, agissent. Mais l'histoire sur laquelle nous nous penchons, celle qui nous reste de ces rêves et de ces actions, de ces réussites et de ces échecs, celle quon se transmet, est l'histoire que nous ont légués, par leurs écrits, une infime partie des acteurs et des témoins. L'histoire des mouvements populaires plus encore, car combien de ses témoins, combien de ses acteurs étaient des gens de plume ? Certes, les idées, les idéaux restent : ces mouvements portaient en eux bon nombre de théoriciens et de conférenciers qui partageaient ces aspirations, souvent jusque sur les barricades ou dans les geôles.
Même si elle eut ses Michel Bakounine, Voline, Emma Goldmann, Gaston Leval, Louise Michel (pour nen citer que quelques uns), l'histoire de lanarchie échappe peut-être moins que dautres encore à cette mémoire sélective ; cest quelle est plus que toute autre une histoire de liberté, une histoire dindividus.
Parmi eux combien qui nont pas attendu les grands mouvement de l'histoire pour incarner radicalement dans le quotidien dune vie de prolétaires, de pauvres, voire de marginaux ou de réprouvés, linsolente et joyeuse exigence dune vie pour laquelle les principes et les audaces de la pensée libertaire sont plus quune utopie ? Combien de vies brélantes de libertés, riches dexigence et de détermination, pleines comme un beau fruit mér dactions et de solidarités que l'histoire continuera dignorer ?
On doit à Bernard Thomas de nous raconter laventureuse et magnifique vie dun de ces héros de lanarchie pour qui le quotidien, laction et les principes ne font définitivement et radicalement quun.
Mousse à douze ans, déserteur une première fois de linhumaine exploitation de la " marchande ", une seconde fois du criminel parasitisme de la piraterie, Alexandre Marius Jacob, jeune adolescent déjà instruit de la dureté et de linjustice de ce monde va devenir arpète, saute-ruisseau, ouvrier et découvrir dans les belles et généreuses propositions anarchistes le reflet de sa soif de Justice et de fraternité. Jeune, énergique, enthousiaste, adepte de la propagande par le fait, il découvrira aussi le zèle mesquin et imbécile dune police encore plus acharnée à persécuter les hommes épris de liberté, leurs familles et leurs proches quattentive à faire régner la paix des bourgeois. Alors, comprenant que la guerre sociale nest pas une image de propagande, un argument de meeting pour faire vibrer le public, une métaphore héroïque pour galvaniser les troupes militantes ou une formule rhétorique de billettiste, Alexandre Marius Jacob, opiniâtrement, résolument, raisonnablement, entre en guerre.
Il lève des troupes, dresse des plans, lance des batailles, organise une intendance, assure des replis, prépare des arrières. Ses ennemis : les officiers, les magistrats, les rentiers. Ses champs de batailles : les châteaux, les salons, les coffres. Ses armes : La pince, le passe-partout, l'échelle de soie. Son objectif redistribuer les richesses dérobées au peuple par la caste des propriétaires et ses séides, abattre la propriété bourgeoise. Après plus de cent cinquante victoires, comme pour Spartacus, comme pour Kronstadt, comme pour Makhno, comme pour nos camarades espagnols viendra le temps de la défaite ; pour Alexandre Marius Jacob, celui du bagne. Mais se sera une défaite de guerrier : celle dune bataille, pas celle dun homme. Et la guerre reprendra de plus belle. Contre limbécile justice dune classe de repus apeurés, contre lignominie criminelle de ladministration pénitentiaire, contre larrogance sadique de la chiourme, contre la veulerie des codétenus. Ne pas capituler, ne pas se soumettre, jamais ! Rester un homme libre, un homme debout, pour soi et pour les compagnons dinfortunes ; autrefois ceux des rues et des galetas de prolétaires, maintenant ceux des fers.
Puis viendront les années hors du bagne. Celles des dernières batailles, mais surtout celle des amitiés, celles des amours, toujours avec la même joyeuse détermination dune vie d'homme libre, dune vie de libertaire qui sait, par chacun de ses désirs, chacun de ses actes, jusqu'à lultime, que la liberté ça se vit, ça se choisit, ça se défend.
Bernard Thomas ne fait pas que nous rendre les espoirs, les souffrances, les désirs, les combats dun homme déterminé et épris de liberté. Il nous restitue aussi, avec un talent rare, une époque, une histoire, les petitesses dune bourgeoisie (Ah ! cette phrase : cela, les lecteurs du Figaro payent leur gazette pour lignorer), les errements, les erreurs, les victoires et les évolutions des mouvements populaires. Il nous restitue cette histoire sans laquelle nos aspirations, nos désirs, nos luttes resteraient orphelins des expériences de ceux qui les incarnèrent avant nous. Merci à lui.
Les vies dAlexandre Jacob. éditions Mazarine, 365 p., 120 F.