C'était prévisible : la circulaire du 24 juin 1997 du ministère de
lIntérieur, ne multipliant les critères dobtention dun titre de
séjour, ne pouvait quexclure du bénéfice de la régularisation un nombre
important d'étrangèrs sans papiers. Sur les neuf catégories (les États sont friands
des " catégories " et des " critères ") de personnes potentiellement
régularisables, cinq concernaient des membres de familles vivant en France (conjoints de
Français, d'étrangers en situation régulière ou de réfugiés statutaires, familles
constituées de longue date en France, enfants venus hors regroupement familial). Les
autres concernaient des personnes sans charges de famille (célibataires en France depuis
au moins sept ans, étrangers gravement malades, étudiants en cours d'études
supérieures, déboutés du droit dasile).
Au fait dappartenir à lune ou lautre de ces catégories, venait sajouter une liste kafkaïenne de conditions à remplir (temps de présence en France, promesse dembauche, certificats de travail, absence de menace à lordre public, existence dun domicile, respect des obligations fiscales, etc.). Quelles démagogie que dexiger des personnes nayant aucun droit au travail " des preuves de ressources issues dune activité régulière ".
De fait, le nombre de régularisations reste difficile à apprécier, tout comme le nombre de personnes qui nont pas fait de demande. Le taux de régularisation par rapport au nombre de demandeurs est très fluctuant selon les départements (30 à 80 %). Pour le département de Loire-Atlantique, il est de 66 % selon la préfecture, de 45 % selon les sans-papiers en lutte. Les principales catégories bénéficiaires sont les conjoints et enfants de français ou d'étrangers en situation régulière. Les principaux laissés pour compte sont les demandeurs dasile déboutés et les personnes célibataires. Une " prime à la famille " qui sexplique par le caractère insoutenable pour une grande partie de lopinion dexpulsions de famille.
Il faut bien sûr mettre en relation les taux de régulation avec la présence de collectifs dassociations qui ont aidé les personnes sans papiers à rédiger leurs demandes, les ont aidées logistiquement à sorganiser et ont permis la médiatisation de lopération. Cela dit, les associations, aussi sympathiques quelles soient, nont pas pu faire autrement que rentrer dans la logique de l'État : confrontées à la détresse des sans-papiers, elles se sont lancées dans le fastidieux travail de dossiers individuels à présenter aux préfectures et sont rentrées dans une logique de négociation.
En soi, négocier nest pas une mauvaise chose : encore faut-il garder lobjectif de régulariser toutes les personnes sans papiers et le faire en position de force, donc créer les conditions du rapport de forces, notamment en permettant lexpression autonome des sans-papiers. Cela na pas toujours été le cas, certaines associations se réservant les " bons " dossiers comme SOS-racisme à Paris ou se bornant à privilégier une communauté et adoptant une attitude de déférence vis-à-vis des autorités : à Nantes, on a pu voir une association franco-zaïroise sortir un communiqué de presse préconisant le silence aux sans-papiers et larrêt de critiques publiques contre le ministre de lIntérieur parce quil était dans le coma Par contre, à Nantes toujours, on a vu le Collectif des sans-papiers demander le départ de deux associations du collectif des sans-papiers de surveillance qui navaient pas respecté leur mandat lors dune réunion de " suivi " avec des représentants de la préfecture. Cependant, lautonomie des sans-papiers reste toute relative, ceux-ci étant souvent dans une position dattente vis-à-vis des collectifs dassociations qui les soutiennent et les luttes pour le leadership minant leur cohésion. Par ailleurs, les collectifs larges trouvent leurs limites quand se pose le problème de la critique du P.S., beaucoup dassociations se retrouvant dans des réseaux anti-F.N. avec la gauche plurielle.
Pour le gouvernement, lopération a pris sa fin avec lentrée en vigueur de la loi Chevènement. Il prétend que cette loi permettra de nouvelles possibilités de régularisations. Il est clair pourtant que cette loi est dans lesprit des précédentes, à savoir que cest l'État qui choisit qui pourra vivre dans ce pays, toujours sur la base de " critères " utilitaristes ou xénophobes inavoués. Cette loi est telle que la voulait Jospin et Chevènement, à savoir un ramassis de mesures tantôt de progrès tantôt de répression qui contentent un peu tout l'éventail politique, de manière à rendre la critique malaisée. Le rapport Weil paru en juin 1997 insistait sur lidée de " dépassionner " les débats sur limmigration et de trouver un " consensus ". Or depuis 25 ans le consensus se fait au détriment des étrangers. La loi Chevènement ne déroge pas à cela. Avec un " signal fort " vers la droite pour dire quon nest pas laxiste : augmentation de la durée de rétention des étrangers de 10 à 12 jours, confirmation du principe illégitime de double peine (prison + expulsion) multiplication des cartes de séjour temporaires de un an (comme la carte " vie privée et familiale ") de manière à renforcer le sentiment de fragilité des statuts. Mais tout de même quelques timides progrès sont consentis pour faire plaisir à la gauche plurielle et aux socialos militants de la Ligue des Droits de l'Homme : quelques droits sociaux remis à niveau, possibilités de recours élargis, un peu plus de judiciaire face au pouvoir administratif, motivation des refus de visas pour certaines catégories de personnes, une attestation daccueil en remplacement du certificat d'hébergement, soit peu de choses au regard des attentes.
Cela dit, les visas instaurés en 1986 existent toujours et l'élargissement de lUnion européenne revient à multiplier les cas de refus de délivrance de visas. En effet, pour obtenir un visa pour un pays de lespace Schengen ; il est nécessaire (mais pas suffisant) de ne pas être déjà fiché comme ayant essuyé un refus dans un autre pays européen. La toile informatique entre fichiers Schengen, ministère de lIntérieur et consulats agit efficacement contre la liberté de circulation. Quant à lopération de régularisation Chevènement, ce fut aussi loccasion dune vaste fichage d'étrangers en situation irrégulière. Seuls les naïfs croiront madame Guigou, ministre de la Justice, qui prétendaient il y a un an devant le Congrès du syndicat des avocats de France que les fichiers servant à lopération de régularisation seraient détruits au final.
Reste pour les socialistes largument suprême contre les défenseurs dune libre circulation et dune libre installation des étrangers où bon leur semble : nous serions des ultra-libéraux. Cest un non sens, car le capitalisme libéral a besoin de la fermeture des frontières pour renforcer sa domination : il lui est nécessaire davoir des zones économiques à niveaux de développement différents, avec un coût du travail différent, cela afin de pousser ce coût à la baisse dans les zones prospères. De ce point de vue, louverture des frontières aux individus remet en cause la toute-puissance des marchés en donnant aux salariés la possibilité de " se vendre " au plus offrant.
Cest parce quils ne veulent pas sattaquer aux dégâts du libéralisme que les gouvernements ne peuvent concevoir limmigration autrement que sous langle policier. Le problème de fond reste la répartition des moyens de productions et des richesses sur la planète.
Les collectifs de sans-papiers posent de plus en plus explicitement cette question dans leurs prises de positions publiques. En ce début octobre, ils sont encore nombreux à continuer la lutte pour une régulation globale, malgré le désintérêt des médias, malgré lessoufflement des militants associatifs. La fin de la circulaire Chevènement ne signifie pas la fin de la lutte des sans-papiers.