Sébastien Doubinsky, anarchiste et écrivain

Surtout ne pas oublier
l'éclat de ton rire
joyeux comme un coup de revolver
dans une église

Sébastien DoubinskyLes hommes et les femmes qui traversent les livres de Sébastien Doubinsky ont un point commun : ils ont les yeux grands ouverts sur le monde et la vie. Ils ont traversé des révolutions et pris des coups, mais restent toujours debout, même dans les pires tempêtes, même lorsque l'Histoire les contraint à l’exil…

Les écrivains qui se revendiquent ouvertement anarchiste sont rares, et rares sont ceux qui offrent des romans à l'écriture si belle ! Mais n’oublions pas que Sébastien Doubinsky (petit-fils de militant anarchiste russe) est aussi poète : ses livres sont autant de respirations lumineuses, où amour, désir et mort tissent des toiles aux multiples couleurs, à la générosité et à l'énergie communicatives. Les vies parallèles de Nicolaï Bakhmaltov, La naissance de la télévision selon le Bouddha, Fragments d’une révolution, (tous sortis chez Actes Sud), sont autant de cadeaux à lire, à relire, à offrir et à s’offrir.

Lors d’un récent passage à Paris, Sébastien a accepté de répondre à nos questions.

M.L. : Sébastien, tu es né à Paris en 1963, tu as passé une partie de ton enfance aux États-Unis, maintenant tu vis au Danemark ; est-ce que de passer ainsi d’un pays à un autre donne une vision différente de la vie ?

S.B. : Tu t’aperçois très vite que le paradis et le pays idéal n’existent pas et, surtout, que la connerie humaine est la chose la plus partagée au monde ! Mais je suis un bâtard russo-bérichon-corse par ma naissance et les voyages n’ont fait qu’entériner ma passion de l’universalisme !

M.L. : De quelle culture, finalement, te revendiquerais-tu ?

S.B. : Je suis parfaitement bilingue anglais-français. Ces deux langues me permettent d’avoir une vision constamment en mouvement. Si j'écris en français, je pense très souvent en anglais, et vice versa. Mais la culture à laquelle je me revendique, c’est la littérature ; parce que, de ce côté-là, elle n’a pas de frontière.

M.L. : Tu es aussi le petit fils du militant anarchiste Jacques Doubinsky. Peux-tu nous parler de ton grand-père ?

S.B. : Mon grand-père faisait partie des milieux anarchistes juifs d’Odessa. Il avait 17 ans en 1917. Il a fait la révolution russe jusqu’au moment où l’armée rouge a commencé à tirer dans le tas, et là, il s’est dit qu’il valait mieux partir (rire).

Il est mort avant ma naissance ; je ne peux pas vraiment parler de lui, mais je peux parler de son héritage que je revendique pleinement. Avoir un anarchiste comme lui dans la famille, qui a tant fait pour la Bulgarie, pour la révolution espagnole, etc., c’est pour moi l’image de l’insoumission, l’image de la liberté, et l’image d’un combat généreux. C’est un héritage de liberté, de courage aussi, parce que mon grand-père a souffert dans sa chair, surtout en Bulgarie, et en Russie, où il a été torturé plusieurs fois.

M.L. : Est-ce que ces idées anarchistes t’ont été transmises par tes parents ?

S.B. : Paradoxalement, je n’ai pas eu une éducation libertaire, mais j’ai eu une éducation libre. Ce qui, à mon avis, est encore mieux ! J’ai été élevé dans le respect absolu de la liberté de penser, de foi, etc. Cela m’a permis de choisir et de prendre position très vite. Mes parents sont ou étaient socialistes. Universitaires tous les deux, ils critiquaient beaucoup la sélection, des notes, etc. Donc, très tôt, je me suis aperçu qu’on nous mentait (rire) ! Que l'éducation était absolument nécessaire, mais que la mise en place du système éducatif, parfaitement hypocrite, ne servait qu’aux intérêts de la société, et ce dans le mauvais sens ! À 18 ans, je suis devenu anarchiste, et revendiqué comme tel.

M.L. : Ce n’est pas un peu paradoxal, pour toi, de travailler maintenant dans l’enseignement ?

S.B. : C’est un paradoxe ! Mais je travaille au Danemark et ce pays, au point de vue de l'éducation, est assez avancé. À travers la littérature, que j’enseigne, je tente de montrer à mes étudiants la liberté qu’offre un texte ; la liberté de choix, de perception, de passion aussi, et que le " cadavre " qu’on leur offre à disséquer sur une table de théorie est en fait vivant et restera toujours vivant, et que là est sa beauté. Et c’est une forme d’anarchie lorsque je dis que, à travers l’amour qu’on a pour un texte, on peut atteindre une liberté, une liberté absolument individuelle mais qui est partageable par tous.

M.L. : Dans tes livres tu mets en scène régulièrement des anarchistes.

S.B. : Oui, c’est un choix délibéré ; je cherche toujours à travailler avec des " héros ", décalés et pas trop cons. Mes romans prennent également position contre la graisse froide de la littérature bourgeoise qui me ressort par les oreilles !

Je suis anarchiste et écrivain, ou écrivain et anarchiste, et c’est un mouvement continuel. Le message que j’essaye de faire passer est un certain message de la mémoire, un message de l’identité, qui passe forcément par la liberté, la liberté dans tous les sens du terme. Et quand on connaît l'histoire du mouvement libertaire, c’est souvent, hélas, tragique !

M.L. : N’y a-t-il pas, parfois, un peu de complaisance de la part des anarchistes, sur le côté tragique des choses ?

S.B. : Oui, et ça, ça me gonfle (rire !) C’est le côté stalinien de tout mouvement politique qui, au lieu de regarder le monde en face, se renferme sur lui-même et va lécher ses plaies, et va remettre un peu de sel dessus !

Moi, ce que j’essaye justement, en littérature en tout cas, c’est de sortir de cette image-là. Tous mes " héros " ont morflé mais ils survivent. Et ce qui me plaît dans l’anarchisme originel, c’est justement le côté vital, et pas du tout le côté morbide.

M.L. : Dans " Les vies parallèles " Nicolaï est exilé, désenchanté.

S.B. : Le désenchantement, pour moi, est un moment de vérité. Le contraire de la naïveté : la naïveté, ça tue ! ça te tue, toi, et ça tue les autres. Lorsque tu es désenchanté, tu es plus prudent et tu peux survivre, mais tu peux aussi sauver les autres ; c’est cela qui m’intéresse. Bakhmaltov, comme Lorenzo dans Fragments d’une révolution sont des exilés ; exilés volontaires par rapport à leur propre société, exilés involontaires par rapport à l'histoire. À partir de là, il y a une mélancolie qui s’installe, du fait que tous les ports se ressemblent ! Et tous les porcs se ressemblent aussi ! (rire). De toute façon, la mélancolie peut être joyeuse ! Ni Bakhmaltov ni Lorenzo ne sont sinistres. Et ce " désenchantement gai ", je le revendique en toute conscience. Cela n’a rien à voir, évidemment, avec une métaphore de l'échec d’un idéal libertaire, comme on me l’a dit parfois ! Le destin de ces personnages colle au destin tragique des révolutions ou d’espoirs sociaux qui foirent, mais ce n’est pas pour ça qu’il faut baisser les bras ! Eux, d’ailleurs, ils continuent, dans leur idéal. Simplement le monde est cruel, c’est tout.

M.L. : Cette lucidité de tous tes personnages est souvent compensée par l’alcool, comme si cette lucidité terrible était finalement impossible à assumer.

S.B. : Je crois que les deux vont ensemble. Je crois que la vérité est insupportable. Il faut trouver des moyens de la supporter, alors soit on devient hypocrite, soit on boit, soit on baise, soit ! Il faut soulager la douleur, quelque part. Je ne revendique pas l’alcool forcément, mais mes personnages, c’est vrai, aiment bien licher (rire). Mais ça va avec le souvenir : on boit pour oublier, c’est bien connu ! Mes personnages, eux, boivent pour se souvenir.

M.L. : Dans " Fragments d’une révolution ", comment la fiction a-t-elle rejoint la réalité ?

S.B. : Par un concours de circonstance bizarre. La révolution mexicaine m’intéressait beaucoup, et je me disais : que se passerait-il si on décalait la révolution de 1911 dans les années 70, avec la présence de la télévision ? J’ai donc commencé mon roman et, quatre mois plus tard, a eu lieu le soulèvement au Chiapas. J’ai arrêté d'écrire pendant tous ces événements parce que je ne voulais absolument pas, par respect pour ces gens qui luttaient réellement et qui se prenaient des vraies balles, jouer à " l’intello parisien ", au vautour. J’ai donc attendu que ça se tasse et j’ai alors continué mon roman. Il est dédié à Marcos pour cela : parce que nos chemins, à des milliers de kilomètres de distance, se sont croisés ; pour moi dans la fiction, pour lui dans le réel. Mais lorsque mon livre est sorti, les massacres ont recommencé, et j’ai des sentiments tout à fait douloureux par rapport à cela.

M.L. : Dans tes livres il y a également de beaux portraits de femmes ; faut-il y voir l’influence du Danemark ?

S.B. : L'égalité homme-femme est une évidence pour moi. Ce n’est même pas un combat. C’est une évidence. Et je crois, hélas, que des deux côtés, on ne joue pas le jeu. C’est un gros problème ! Tous les jeux de rôles et tous les jeux de pouvoir m’agacent, que ce soit du côté macho bête ou que ce soit du côté féminin bête. Cela ne veut pas dire que je ne crois pas à la séduction, ça, c’est autre chose ! Je parle au niveau de rapport social, de rapport direct, immédiat. Mais il est vrai que le Danemark – et les pays scandinaves dans leur ensemble –, par rapport au rôle des femmes, de ce côté-là, sont vraiment des modèles à prendre.

M.L. : Tu dis souvent que tu ne te considères pas comme un militant anarchiste.

S.B. : L’engagement militant est pour moi un combat de tous les jours, de tous les instants ; ce que, moi, je ne m’estime pas en mesure de faire. Et j’ai énormément de respect pour les gens qui consacrent leur vie à cette cause. Moi je la consacre autrement, j’essaye de mélanger ma vie et mes idéaux. Kropotkine avait le même problème de se dire qu’on est un peu loin de tout ça, et en même temps, on est nécessaire… Alors j’espère, au moins, être nécessaire !

Les vies parallèles de Nicolaï Bakhmaltov : extrait

Les ouvriers leur jettent toutes sortes de projectiles, mais les hommes tirent à nouveau, dans la direction des grévistes cette fois, provoquant une énorme confusion. Des corps jonchent le sol, certains bougeant encore, d’autres, immobiles, baignant dans leur sang.

-Les jaunes! s'écrie Kramer, écœuré et paniqué. Les salauds!

D’autres grévistes arrivent en renfort, pour barricader les grilles. Un homme s’avance avec un haut-parleur, un brassard blanc noué autour de la manche de sa veste.

- Vous avez trois minutes pour évacuer le chantier, et laisser passer les nouveaux ouvriers. Vous êtes tous virés, alors décampez! C’est le premier et seul avertissement.

Propos recueillis par Cathy Ytak