Cinéma

La vie est belle

Roberto Benigni

En France on semble savoir comment et selon quelles règles la " Shoah " (terme hébreu qui désigne le chaos, [ici] la destruction du peuple juif) est à représenter. L'horreur de l’extermination des juifs, planifiée, décidée et exécutée dépasse ce qu’on peut imaginer. Donc on ne peut représenter ce qui dépasse l’entendement. Le film-référence qui évite cet écueil est " Shoah ", le film de Claude Lanzmann, 9 heures d'évocations par les survivants, sur les lieux d’extermination, aujourd'hui et sans un seul document d’archives.

Dans le film " Shoah " seuls les miraculés ont la parole. " Miraculés " ceux qui témoignent, devraient, en fait, ne plus être là, car ils étaient doublement promis à la mort. Travaillant dans les commandos spéciaux, charges de ramasser les cadavres, ils étaient normalement gazés une semaine plus tard. Car en tant que témoin direct de l’extermination, il fallait les tuer pour que personne n’apprenne ce en quoi constituait leur travail. Tous ces préliminaires pour dire que Roberto Benigni, justement n’a pas fait un film sur les camps de la mort, ni sur l'horreur concentrationnaire. Il a choisi un camp de travail situé en Italie. Il ne rend à aucun moment transparent la véritable nature de ce camp. Lui, le père de famille veut que son fils ne comprenne pas la vraie nature de ce lieu. Il invente en permanence avec le génie du conteur-affabulateur qui le caractérise un récit qui rendrait leur séjour non pas plus acceptable, mais plus plausible. Quand l’enfant dit qu’ils sont transformés en savon il ne dit pas non plus que c’est un mensonge. Il ne nie pas. Il ne nie rien, il n’est pas négationniste. Il veut tout simplement créer un monde, où son fils peut s’installer pour tenir, tenir jusqu'à ce que… il ne sait pas lui même, il croit que son devoir est de préserver une dimension de vie, de symbolique pour lui même, son fils et les autres ; créer un lieu symbolique où ils puissent, même dans ces conditions, penser et lutter. Que sa situation relève de la fable, on l’avait compris. Quand il est serveur dans un restaurant chic, il sert déjà des devinettes à ses clients et les clients lui retournent d'étranges énigmes. Cela lui servira et cela leur servira.

Que le film de Benigni, dont la premiere partie est d’une drôlerie rare, soit réduit, jaugé, jugé et condamné sans voir en quoi il est différent d’une reconstitution réaliste des camps comme l’avait fait Spielberg dans La Liste de Schindler, ne peut que surprendre. Et en quoi les gens ont-ils besoin qu’on leur dise ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Ce qu’on peut montrer et ce qui est indécent. Pourquoi la vraie indécence ne serait-elle pas de charger les jeunes générations d’une mémoire dont nous ne venons pas nous-mêmes à bout ? Ce devoir de mémoire, dont nous sommes toutes et tous imprégnés est peut-être un fardeau terrible pour des jeunes gens d’aujourd'hui ? Roberto Benigni rend ce devoir un peu plus léger. Mais il ne se moque ni des gens, ni des camps. Dans La vie est belle, on ne rit que de Benigni. De grâce ! C’est un cinéma pour adultes et son auteur, malgré son côté farceur savait très bien ce qu’il faisait.

Heike Hurst - émission Fondu au Noir (Radio libertaire)

PS : Que Benigni fou de joie fasse son numéro à Cannes pour montrer sa reconnaissance au Président du Jury, Martin Scorcese, quoi de plus normal. Que cet événement médiatique et médiatisé soit utilise par le distributeur du film pour la bande annonce, en est une autre. À nous de faire le tri. Mais qu’on ne nous dise pas où nous avons le droit de rire ou non, le droit d’applaudir ou non. Et que l’amalgame cesse : ce n’est pas parce que Benigni arrive à faire rire, qu’il nous fait rire des camps. Si tout était rose comme une certaine presse veut nous le faire croire, alors pourquoi ce Benigni va-t-il mourir dans son film, pourquoi ?