Fin octobre, à Strasbourg, le patronat français sest fait hara-kiri
pour la bonne cause, à savoir : les tous nouveaux « entrepreneurs », sont fins prêts
à prendre la relève. Lévénement pourtant dimportance na pas vraiment
remué les foules désabusées par ces cyniques effets de manche, qui vous transforment un
balayeur en technicien de surface ou une vendeuse en force de vente. Plus personne
nest dupe de ces mauvais jeux de mots qui relèvent néanmoins dune volonté
idéologique très teintée de libéralisme extrême.
Quant aux grosses organisations de salariés, elles se sont faites plutôt discrètes et modérées dans leurs commentaires. Cela na rien de très étonnant puisque toutes sont alignées sur une orientation de cogestion constructive de la société hormis quelques secteurs attardés de la C.G.T. qui nont pas encore compris la supériorité de la culture de proposition sur la culture de contestation. Question de temps et de quelques retraites anticipées pour bureaucrates encroûtés dans la nostalgie du socialisme réel à lEst.
Ce changement de sigle marque pour les représentants du capitalisme la prise en compte des mutations en cours dans la société et définit les moyens organisationnels et idéologiques dont ils se dotent pour assurer la perpétuation de leur domination dans la définition des stratégies économiques. Ce nest donc pas une mince affaire et nous avons tout intérêt à y être attentif.
Ce qui retient lattention immédiate cest évidemment la disparition du concept de patronat. Dans limaginaire collectif, héritage des luttes sociales des XIXe et XXe siècle, la société est clairement divisée en deux classes aux intérêts fondamentalement opposés. Les patrons possèdent les moyens de production et décident des grandes orientations économiques au mieux de leurs intérêts. Les travailleurs, avec ou sans emploi, vendent leur force de travail et de ce fait se soumettent à la volonté patronale lorsquils ne sont pas en capacité de peser individuellement ou collectivement sur les décisions capitalistes. La lutte de classes est le moteur de la société. Cette réalité incontournable est un élément clé reconnu par le patronat lui-même à partir duquel il a structuré toutes ses relations sociales salariales pendant des décennies (en dépit des discours de propagande niant la lutte de classes).
Les évolutions sociétaires en gestation depuis une vingtaine dannées ont changé la donne : affirmation de plus en plus marquée de lindividu social autonome au détriment de lindividu soudé à la masse des salariés anonymes, démystification du communisme dÉtat, réorganisation de lappareil de production qui privilégie les petites unités et tend à impliquer les salariés dans les objectifs de production, perte dinfluence profonde des salariés envers le syndicalisme
Tous ces éléments et bien dautres encore font quil devient difficile de sidentifier à une classe sociale, ayant des intérêts collectifs spécifiques, porteuse de projets sociétaires émancipateurs. Lappartenance de classe est pour le moment très brouillée. Le matraquage idéologique vantant les mérites du libéralisme et limplacable compétition liée à la mondialisation des marchés comme lintégration effective des partis politiques de gauche dans les structures économiques et étatiques ont liquidé les dernières illusions de celles et ceux qui espéraient encore être défendus par les élus. Cest vraiment une époque qui sachève.
Fort de ce constat les « élites » économiques et politiques ont tout intérêt à profiter de leur avantage pour tenter dimprimer dans limaginaire collectif une nouvelle représentation de la cohésion sociétaire qui leur assurera une domination incontestable pour des siècles. Du moins lespèrent-ils.
Pour autant cette considération plus proche de lancien régime que du néo-libéralisme, se heurtera toujours à la réalité des faits. Sil est vrai que les grandes grèves qui ont structuré lhistoire et les espoirs des exploités semblent se faire rares, il nempêche que la lutte de classes imprègne tout autant notre quotidien et se redéploie avec des expressions quelques peu nouvelles mais non moins pertinentes. Chacun ayant conscience que le lieu de travail ne constitue plus forcément le seul cur de la domination et de lexploitation, il sen suit que les luttes revendicatives daujourdhui ont tendance à avoir demblée une dimension sociétaire. A partir dun problème précis et localisé la réussite ou non dun conflit dépend de plus en plus de la solidarité qui sexprime dans lenvironnement social.
Et les exemples ne manquent pas : cheminots et infirmières en 86-88, lutte anti-CIP, mouvement de décembre 1995, sans-papiers, chômeurs, lycéens, etc. En quelque sorte, en rendant les entreprises de plus en plus dépendantes les unes des autres et en affirmant que cest lentreprise qui fait la société, le patronat amène les salariés à imaginer des réponses globales et sociétaires à lexpression de leur mécontentement. Si le patronat sadapte aux nouvelles données des marchés et aux nouvelles conditions de vie, à coup sûr la lutte de classes crée et imagine déjà de nouvelles formes de luttes qui en surprendrons plus dun !