CGT : une courroie de proposition ?

Le récent congrès de la CGT fut, comme on s’en doutait, sans surprise, et achève une évolution dont l’une des étapes significatives fut, en décembre 1995, lors du 45e congrès, le retrait des statuts de la confédération de l’objectif de " suppression de l’exploitation capitaliste ". Un tiers des délégués avait voté contre cette décision.Soucieuse de se restructurer et de s’adapter aux normes européennes, afin d'être admise dans la Confédération européenne des syndicats, la CGT a quitté la Fédération syndicale mondiale lors de ce même congrès.Le congrès de la semaine dernière s’inscrit totalement dans cette perspective et a confirmé la volonté de la direction confédérale de s’inscrire dans un syndicalisme dit " de proposition ". C’est pourquoi il nous semble utile de dire quelques mots sur ce contexte européen qui a largement déterminé les débats.

Temps nouveaux,syndicats nouveaux

rapprochement C.G.T-C.F.D.T Du 5 au 7 février 1998 a eu lieu une conférence organisée par la Confédération européenne des syndicats, intitulée " Temps nouveaux, syndicats nouveaux ".Les principaux thèmes qui reviennent constamment dans le discours syndical revu et corrigé version Europe capitaliste tournent autour de la nécessité, pour les syndicats, d'" adapter leurs structures ". " La modernisation des syndicats est absolument indispensable Il faut parvenir à un débat offensif ", déclara un des participants. " Nous voulons faire en sorte que les syndicats puissent aider l’Europe. […] Est-ce que les syndicats peuvent contribuer à la cohésion sociale ? " Selon ce participant, " les syndicats ont des structures qui correspondent au monde du travail des années 50 et 60 ". Il faut que les syndicats nationaux s’européanisent. (Reiner Hoffmann, directeur de l’ISE.)Les syndicats sont de plus en plus gérés comme des entreprises, l’exemple de la CFDT étant particulièrement significatif, où Nicole Notat exige de ne pas être tutoyée par ses proches collaborateurs. Le recrutement syndical consiste à convaincre les travailleurs à s’insérer dans une relation de collaboration avec les employeurs : " Nous voulons faire en sorte que les syndicats puissent aider l’Europe. […] Est-ce que les syndicats peuvent contribuer à la cohésion sociale ? " dit l’un des participants à cette conférence (Reiner Hoffmann).Dans cette perspective, le syndicaliste est un marchand qui vend un mode de relation au travail au même titre qu’une agence de voyages vend un mode de vacances.

Rentabilité syndicale

Il ne faut pas s'étonner si, par conséquent, la rentabilité syndicale fait son entrée dans le monde du travail : " Un syndicat, ça coûte cher. C’est pour cela qu’aux Pays-Bas il y a des fusions de syndicats. Avec les fusions, on peut offrir des services (sic) que l’on ne pouvait pas avant. C’est la rationalisation comme les banques le font " (Jelle Visser, Université d’Amsterdam). Un syndicat n’est donc plus une organisation dans laquelle les travailleurs, comptant sur leurs seules forces, se rassemblent pour lutter, mais un prestataire de services et, comme tel, soumis à des considérations de rentabilité.

Ceux qui ne partagent pas cette optique sont stigmatisés pour leur archaïsme : " Dans les réunions de comité de groupe, il y a des syndicalistes purs et durs qui ne sont pas à un niveau de compréhension terrible. C’est vraiment une barrière qu’il faut lever " (Bernadette Tesch-Segol, EURO-FIET, Bruxelles). Ces syndicalistes " purs et durs " sont sans doute ceux qui s’obstinent à ne pas adhérer aux nouvelles normes du bien-penser néo-libéral.Ce genre de déclaration est évidemment relayé par un représentant de la CFDT : " Il y a une première vision profondément liée à un syndicalisme limité à la contestation, qui rentre très peu dans les négociations et les compromis et qui est opposé à la conception de la CES. Et il y a l’autre vision liée à la CES ", celle de la CFDT, évidemment. Le " méchant " stigmatisé par le représentant de la CFDT est évidemment la CGT, qui fait pourtant de gros efforts pour se mettre aux normes.

Photo de Louis Viannet

La principale préoccupation de ces syndicalistes européens semble de se conformer aux exigences patronales en matière d’organisation du travail, particulièrement pour ce qui concerne la flexibilité : ainsi, Giuseppe Casadio (CGIL, Rome) déclare-t-il qu'" il faut dépasser de façon définitive le conflit idéologique sur la flexibilité du travail. Il y a des éléments positifs qu’il faut savoir utiliser dans ces nouvelles formes de travail. Il est évident que ce n’est pas facile pour l’ouvrier qui a fait 30 ans le même travail. Cela affectera à terme les structures des syndicats ". Il ajoute : " la flexibilité peut avoir un côté positif, y compris pour les travailleurs ".Reinhard Kuhlmann (FEM Bruxelles) " La décentralisation et l’européanisation, ce n’est pas une contradiction. " Dans le secteur métallurgique " nous sommes tombés d’accord de ne pas mettre l'horaire hebdomadaire mais l’annualisation. Nous travaillons à définir un temps de travail par an qui servirait de référence pour les négociations collectives décentralisées. "

Tout cela va avoir des conséquences importantes dans l’activité syndicale quotidienne et dans l’organisation : " Il y a le problème de la coordination de la rémunération. L’Euro va retirer les négociations des rémunérations du niveau local. Nous voulons mettre en œuvre des négociations collectives régionales. La Rhénanie du Nord, les Pays-Bas, la Belgique travaillent ensemble en mettant en réseau leurs négociations. Le transfert du niveau régional vers le niveau européen doit se faire. " " Décentralisation et européanisation ne sont pas contradictoires, ce sont les deux faces d’une même médaille. " (Reinhard Kuhlmann.) De cette façon, se trouve légitimée la fonction de super-bureaucrate syndical.

Centralisation accrue

Si t’es pas sage… Autrement dit, l’initiative de l’action va devenir de plus en plus centralisée, avec pour corollaire la centralisation accrue des moyens financiers : les structures de base du mouvement syndical n’auront plus aucun moyen d’action. Jean Lapayre (secrétaire général adjoint de la CES) : " Le syndicalisme est défenseur de l’intérêt général et pas seulement des salariés qu’il représente. " Lapayre semble oublier qu’en principe, un responsable syndical est censé avoir été élu et qu'à ce titre il est censé représenter ses électeurs et leur rendre un tant soit peu de comptes. Mais il vaut mieux ne pas trop chercher comment le camarade Lapayre a été nommé à son poste.En langage décodé, cela veut dire que seuls les dirigeants syndicaux de haut niveau, c’est-à-dire au seul niveau européen, sont habilités à décider ce qui est l’intérêt des travailleurs, et que toute décision, toute initiative concernant l’activité syndicale relève de la seule compétence des dirigeants : les syndiqués de base se voient retirer toute capacité de décision. Un mouvement revendicatif, ou la moindre initiative qui n’auront pas l’aval de la direction seront par conséquent condamnés parce qu’ils ne correspondront pas à l’idée que se font les dirigeants de " l’intérêt général " des travailleurs.

Une telle centralisation des décisions ne semble pas se faire sans tiraillements : " Il y a le problème du transfert de pouvoir. […] Je comprends que l’IG-Metall ait du mal à transférer des pouvoirs à la CES. "Les modifications de l’organisation des syndicats consistent à aligner ces derniers sur l’organisation étatique : " Les États sont en train de voir certaines parties de leur souveraineté transférées au niveau européen. Si nous voulons être conséquents, le mouvement syndical doit voir certaines parties de sa souveraineté transférées au niveau européen. C’est au niveau européen qu’il nous faut un transfert des responsabilités. " (Emilio Gabaglio, secrétaire général de la CES.)

La tentation d’adapter les structures des confédérations syndicales aux nouvelles formes d’organisation administrative et aux regroupements ministériels ne s’arrêtent pas aux frontières étatiques. Les regroupements des fédérations professionnelles sont en préparation à tous les niveaux, s’adaptant au mouvement de libéralisation des marchés, laquelle libéralisation implique la disparition des obstacles que constituent les conquêtes sociales acquises la plupart du temps de haute lutte.Ainsi, selon News Internationale des communications, quatre secrétariats professionnels internationaux, l’Internationale des communications (IC), la fédération internationale des employés et techniciens (FIET), la fédération graphique internationale (FGI), et l’Internationale des médias et divertissements (sic) (MEI) étudient la création d’une nouvelle Internationale pour " les services, les communications, les médias et les cadres ". Le but visé est de " se donner la capacité d’améliorer les services aux adhérents ", aux niveaux mondial et régional, en créant un siège central commun, en travaillant ensemble dans les régions, en partageant la technologie de l’information, les systèmes en matière de finances et d’administration.Il s’agirait ainsi de " renforcer la voix des travailleurs dans les institutions mondiales et dans les structures régionales de collaboration économique ".

S’adapter aux structures mondiales, se couler dans les structures régionales " dépassant " les conventions collectives et accords de branche nationaux, participer aux organisations de collaboration économique, cela a évidemment peu à voir avec le syndicalisme indépendant, s’appuyant sur les acquis sociaux professionnels et interprofessionnels pour les étendre. On peut aisément deviner que s’il y a une normalisation, au niveau européen, en matière d’acquis sociaux, elle ne se fera pas à la hausse sur les exemples les plus avantageux pour les travailleurs…

Le projet de la CGT :réduire le nombre de fédérations

Le projet de la direction confédérale CGT s’inscrit totalement dans cette évolution. Comme le dit Bernard Thibault, le successeur de Louis Viannet, " il faut accélérer le processus de renouveau syndical " (Cité par Le Monde, 30 mai 1998).

Dans Le Peuple, le mensuel de la CGT (n° 1475-1476, 25 mars 1998), on apprend qu’on ne peut pas " éviter de poursuivre nos réflexions sur la notion de syndicat interprofessionnel ".Cette restructuration implique en particulier la réduction du nombre des fédérations, ainsi que la remise en cause du concept de convention collective : " La référence aux conventions collectives et aux accords collectifs constitue un des critères fédératifs essentiels ", lit-on. Mais " ces situations ont fortement évolué dans le temps du fait des transformations d’organisation économique – du développement des groupes notamment –, du développement d’activités nouvelles, des transformations d’activités traditionnelles ". " Dans cette perspective, la commission considère qu’il faut procéder à une révision des champs d’activités sur lesquels sont adossés les regroupements fédératifs. " " Une telle révision […] aura pour résultante la réduction du nombre de fédérations et le redimensionnement de celles-ci. "

Partant d’un constat réel – la constitution de secteurs importants du salariat dont la physionomie ne ressemble plus du tout au salariat habituel (ce qu’un participant à la conférence de février appelle " travail atypique "), la direction confédérale envisage de restructurer l’organisation afin que son champ de recrutement puisse toucher ces " travailleurs atypiques " ; mais dans ce processus elle remet en cause non seulement les modes d’organisation des secteurs de travailleurs " non atypiques " qui avaient prouvé leur efficacité, mais aussi leurs statuts et leurs conventions collectives, qui sont menacés dans tous les secteurs par la politique européenne. On peut donc être inquiet devant ces " révisions des champs d’activité " des fédérations.Quant aux unions locales et départementales, " les formes du déploiement économique, social, et le décisionnel des activités donnent à la fois une dimension plus large (Europe, monde) et plus locale (bassin d’emploi). " On retrouve le discours syndical européen new look de la conférence organisée par la Confédération européenne des syndicats. Selon Le Peuple, " le niveau décisionnel départemental n’est plus ni aussi effectif ni aussi lisible ".

" La construction européenne contribue à renforcer encore cette dimension régionale, via les politiques structurelles. Au total, n’y a-t-il pas besoin de transformer les structures territoriales de la CGT ? "

Les enjeux réels de cette évolution sont efficacement masqués par un membre de la commission exécutive confédérale, qui noie le poisson sous du verbiage moderniste incompréhensible : " Nous avons à nous débarrasser de notre conception reposant sur la centralité, l'élaboration à divers niveaux d’une pensée commune (ou unique) ciment de notre activité syndicale. La construction par le revendicatif, la pratique syndicale nouvelle dans des rapports nouveaux interactifs et complexes, la mise en commun de nos diversités, mettant en cause notre fonctionnement vertical et horizontal, interpelle le fonctionnement confédéral. "On a l’impression que la négociation pour la négociation, sans établissement d’un rapport de force, devient une vertu et que le fait de signer des accords, n’importe quel accord, même sans aucun contenu, est une preuve de bonne volonté de la part de l’organisation syndicale.Les conventions collectives sont menacées dans tous les secteurs par la politique européenne. On peut donc être inquiet devant ces " révisions des champs d’activité " des fédérations.Quant aux unions locales et départementales, " les formes du déploiement économique, social et le décisionnel des activités donnent à la fois une dimension plus large (Europe, monde) et plus locale (bassin d’emploi) ". " Le niveau décisionnel départemental n’est plus ni aussi effectif ni aussi lisible. "

" La construction européenne contribue à renforcer encore cette dimension régionale, via les politiques structurelles. Au total, n’y a-t-il pas besoin de transformer les structures territoriales de la CGT ? "Il s’agit de l’adaptation de la CGT aux normes syndicales européennes : réformes structurelles exigées par Bruxelles. " Ces évolutions doivent amener à transformer l’approche de la "confédéralisation". "Un membre de la commission exécutive confédérale : " Nous avons à nous débarrasser de notre conception reposant sur la centralité, l'élaboration à divers niveaux d’une pensée commune (ou unique) ciment de notre activité syndicale. La construction par le revendicatif, la pratique syndicale nouvelle dans des rapports nouveaux interactifs et complexes, la mise en commun de nos diversités, mettent en cause notre fonctionnement vertical et horizontal, interpelle le fonctionnement confédéral. " " Au-delà du charabia moderniste, il faut comprendre que le temps est venu de confier l’avenir du syndicalisme aux technocrates. "On pouvait lire dans Liaisons sociales (18 septembre 1998) que la CFDT, " qui discerne des évolutions dans le discours cégétiste sur l’Europe ", n’a pas d’opposition de principe à l’adhésion de la CGT à la CES, laquelle doit intervenir en 1999, avant ou après le congrès d'Helsinki. Mais " Nicole Notat entend tout de même 1) être assurée d’un pacte de non-agression entre organisations françaises ; 2) vérifier que tous les ponts sont coupés entre la CGT et la FSM ; 3) être éclairée sur les relations de Jean-Pierre Page, directeur du département international de la CGT, avec quelques opposants de la CGIL et des Commissions ouvrières ; 4) être sûre que le discours de Bernard Thibault sera celui de Louis Viannet. "On est en droit de se demander si les interrogations formulées dans un communiqué signé Comité intersyndical du Livre Parisien (1) du 19 octobre 1998, mentionné par Le Monde du 23, ne sont pas fondées :" Que ce soit au niveau syndical ou à celui des organismes sociaux, la mode est à "dépasser" les conventions collectives ou les acquis sociaux au nom de l’intégration dans l’Europe capitaliste. On peut aisément deviner que s’il y a normalisation au niveau européen en matière d’acquis sociaux, ce ne sera pas à la hausse." Candidate à l’entrée dans la Confédération européenne des syndicats, la CGT est véritablement devenue l’otage de la CFDT qui, longtemps farouchement hostile à l’entrée de la CGT dans la CES, a enfin déclaré, le 18 septembre dernier, n’y avoir "pas d’opposition de principe"." On est en droit de se demander quel prix la direction confédérale a payé pour cette concession… "

Raoul Boullard