17 octobre 1961 : massacre d’État

Pour avoir écrit en conclusion d’une tribune libre parue dans Le Monde du 20 mai 1998 sous le titre " Octobre 1961 : pour la vérité enfin " : " Je persiste et signe. En octobre 1961, il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de l’ordre agissant sous les ordres de Maurice Papon ", Jean-Luc Einaudi – éducateur au ministère de la Justice, auteur de la " Bataille de Paris : 17 octobre 1961 " paru en 1991, et venu déposer pour cette raison le 16 octobre 1997 devant la Cour d’Assises de la Gironde à la requête du MRAP – a été cité devant le tribunal correctionnel dé Paris par Maurice Papon, préfet de police à Paris au moment des faits visés, pour " diffamation envers un fonctionnaire public " et se voit réclamer la somme de 1 MF à titre de dommages-intérêts. L’affaire a finalement été examinée au cours de cinq audiences qui se sont tenues devant une salle comble et en présence de nombreux témoins.

Le 4 février est consacré à l’audition de J-L Einaudi et de ses premiers témoins. Maurice Papon est absent, souffrant d’une crise de " grippe aiguë ". L’audience commence par la projection d’une vidéo sur les événements d’octobre 61, réalisée en 1991 par la chaîne câblée " Planète " avec Einaudi comme conseiller technique et intitulée " Une journée portée disparue " Basée sur des témoignages, dont certains seront évoqués à l’audience, elle insiste sur le climat de violence au sein de la police entretenu par Papon, le quasi-silence de la télévision d’État sur les suites de la manifestation, la chape de plomb officielle d’" un pays en guerre ", la gauche complice par peur d’être assimilée à l’ennemi (pas 1 heure de grève), pour conclure au " trou de mémoire " : " Occultée, cachée, étouffée, cette journée est portée disparue dans l’histoire de France. Tout le monde est coupable ; tout le monde est un bicot. "

Les responsabilités de Maurice Papon

Puis Jean-Luc Einaudi s’attache a démontrer que " le point central, ce sont les responsabilités de Maurice Papon ". Rafles au faciès dès 1958, création en 1959 du Centre d’Identification de Vincennes avec sa pratique des " comités d’accueil " – matraquage systématique des Algériens appréhendés entre deux haies de policiers à la sortie des fourgons –, et en 1960 de la Force de police auxiliaire, composée de harkis recourant a la torture. Pour contrebattre les attentats du FLN contre les policiers – 60 tués entre 1958 et 1961, dont 11 l’été 61 –, Maurice Papon délivre par une circulaire du 5 septembre un véritable permis de tuer : " Les membres des groupes de choc pris en flagrant crime doivent être abattus sur place. " Marque d’un mépris profond pour la justice. Il récidive lors des obsèques d’un policier le 2 octobre : " Pour un coup reçu, nous en porterons dix ", traduction : pour un policier tué, tuez dix Algériens. Le 5 octobre, avec l’aval des plus hautes autorités, il établit un couvre-feu visant l’ensemble de la population musulmane originaire d’Algérie. La réponse de cette dernière sera l’organisation le 17 octobre d’une manifestation pacifique qui sera réprimée dans le sang. " Certes il n’existe aucune preuve que le massacre ait été ordonné. Mais il suffisait de laisser faire et c’est là que se trouve la responsabilité de Papon. " Au président qui s’étonne de l’indifférence de l’opinion publique et de la pusillanimité de la presse, Einaudi réplique : " La triste réalité, c’est que la vie d’un Algérien ne valait pas celle d’un français. " (Applaudissements dans la salle) Non, ce n’est pas l’homme Papon qui l’intéresse mais son itinéraire : il " le retrouve ici dans la continuité de son action comme secrétaire général à Bordeaux sous Vichy ".

On entend ensuite les premiers témoins de la défense. Madeleine Riffaut, journaliste a Libération – celui d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie – dénonce les tortures et les assassinats perpétrés par les forces de police auxiliaire. Jacques Panigel, cinéaste amateur passionné, est l’auteur d’" Octobre à Paris " basé sur les témoignages de victimes et conséquence directe de la " ratonnade du 17 octobre ". Achevé en mars 1962, le film sera saisi par la police dès sa première projection. Ovationné lors du festival de Venise en 1962, il n’a toujours pas été projeté à la télévision française où il fait l’objet d’une interdiction tacite. Gilles Martinet, alors rédacteur en chef de France-Observateur évoque ces trois policiers en civil qui déboulent dans le hall de la rédaction le soir du 17 vers 23 h 30 : " C’est affreux. C’est honteux. C’est une tuerie. On a jeté des gens dans la Seine. Nous sommes venus vous alerter car nous sommes des policiers républicains. Il faut absolument qu’il y ait une enquête. "

Isidore Lifschitz, lui, était militaire au service de la Santé. Il fait part de la vision d’horreur qu’il a eu en arrivant a minuit au Palais des Sports : " Sévices à froid des policiers… gens baignant dans leur sang et leurs excréments… c’était la majorité des gardiens de la paix et des gendarmes qui étaient violents mais l’encadrement n’a rien dit. "

Papon et le " complot des forces obscures "

Le 5, coucou, voila Papon, apparemment bien remis de sa grippe… et affublé d’une moustache à la Pétain. Il divise sa démonstration en trois points :

Sur question du président, il parle pour les noyés de règlement de comptes entre FLN et MNA, reconnaît de mauvaises conditions dans les centres d’internement car " on a été débordé… mais il n’y a pas eu de morts " balaie d’un revers de main les photos accablantes d’Elie Kagan, " avec la science de l’image, on fait ce qu’on veut ", et lâche finalement un chiffre global d’" une trentaine de morts ", soit dix fois plus que le bilan officiel. Mais il tient bon : " Cette affaire est une affaire de gouvernement " et " De Gaulle ne m’a pas fait de reproches. "

200 morts au minimum et 2500 blessés

Pierre Messmer, alors ministre des Armées, le confirme : " Il n’y a pas eu de critique au sein du gouvernement à propos des suites de cette manifestation " et récuse le terme de " massacre ". Aurillac et Abdeslam n’ont rien à dire, Somveille et Chaix, anciens collaborateurs directs de Papon, sont aux ordres. Quant à Montaner, commandant de la force de police auxiliaire, les manipulations et coups fourrés dont il fait part au tribunal confirment l’ambiance glauque dans laquelle tout ce petit monde baignait.

Le 11 février, Papon est à nouveau opportunément malade alors que nous écoutons les autres témoins cités par la défense : manifestants, policiers, appelés du contingent.

Le premier témoin, Ali Haroun, était à l’époque l’un des hauts responsables de la Fédération de France du FLN. Il dénonce le " couvre-feu anticonstitutionnel et raciste ", insiste sur le côté pacifique de la manifestation " voulue par la base : on n’a trouvé aucune arme sur les 11 500 manifestants interpellés et fouillés ", écarte l’idée d’un règlement de compte avec le MNA devenu quantité négligeable à Paris depuis 1958, rend hommage aux " policiers républicains " et aux " auteurs du Manifeste des 121 qui sont le vrai visage de la France ", et retient un bilan minimum de 200 morts et 2 500 blessés.

Hahemi Cherhabil était, lui, au premier rang des manifestants boulevard Saint Michel. Il s’avance vers le policier le plus proche : " On ne fait de mal a personne. Ce que nous voulons, c’est notre dignité ". " Je vais t’en foutre de la dignité, ordure ! " obtient-il en réponse avec en prime un tel coup de bâton sur le crâne qu’il perd connaissance. Revenu a lui dans la cour de la préfecture, il est transféré au Palais des Sports. Détail ignoré jusque-là : il affirme y avoir vu Maurice Papon qu’il a reconnu pour l’avoir vu auparavant a Batna en 1957.Pour lui, les policiers " avaient le feu vert de faire ce qu’ils voulaient ce soir-là des "bougnoules"" Mohamed Farès indique pour sa part avoir vu des morts au Palais des Sports où les policiers leur " envoyaient des miettes de pain à la volée ", et Ahcène Boulanouar, balancé a la Seine au Pont des Tournelles, a réussi a ne pas couler après avoir pu enlever sa veste, mais sa plainte n’aura aucune suite judiciaire.

Une " police républicaine " qui pratique la ratonnade

L’après-midi, Pierre Vidal-Naquet vient dire à la barre que cette journée du 17 octobre " a été rayée notre histoire " et qu’il salue " le travail de synthèse réalisé avec un scrupule extrême par J-L Einaudi qui le rend digne du titre d’historien ". Au président qui lui demande si ce dernier est porteur d’une cause, d’un engagement, il réplique : " L’engagement honore l’historien mais il ne détient pas LA vérité ; il recherche LES vérités. "

Emile Portzer est l’un des rédacteurs du fameux tract des " policiers républicains " dont il confirme l’authenticité. Des ratonnades avaient déjà eu lieu qui n’avaient jamais été sanctionnées par la hiérarchie. Il confirme les 50 morts de la cour de la préfecture de police. Mais il ne s’agissait pas de la cour d’honneur, évoquée par Papon pour réfuter cette assertion, mais de la cour d’isolement, contiguë, au bout de laquelle se trouve une porte qui donne directement sur la Seine en moins de dix mètres. Au président qui rappelle les propos de Papon affirmant qu’il s’agissait d’" un crime inconcevable de la part de policiers républicains ", il rétorque : " Ce sont des hommes ordinaires comme ceux qui avaient convié, en 1942, les juifs à se rendre au Vel’d’Hiv’." Son collègue Blanc, qui était radio, affirme avoir entendu sur les ondes de la fréquence-police : " Saute, saute dans la Seine ! " L’esprit de vengeance, exacerbé par les attentats du FLN contre les collègues, était encourage par la hiérarchie qui disait à ceux qui étranglaient avec les cravates bleues de l’administration : " Arrêtez la cravate Le fil électrique ne coûte pas cher et ce sera anonyme. " Toulouse, lui, n’était pas de service ce soir-là mais a procédé le lendemain à des transferts du stade de Coubertin à l’hôpital Corentin-Celton. " Le stade était archi-comble. Les gens étaient entassés par terre, les uns par dessus les autres, en sang, sans soins. A l’hôpital le corps médical nous a traité d’"assassins", de "nazis", et ils avaient raison ". Pour lui, " il y avait un climat de haine attisé par Papon… Il a laissé faire le massacre puis il l’a couvert ".

Gérard Grange, prêtre catholique, était infirmier aux Armées. Au Palais des sports, " un capitaine m’a montré un placard à balais. Dedans j’ai vu 9 corps. 9 morts. J’étais scandalisé avec des collègues par le mensonge officiel de Frey " Jacques Simonet, également membre du Service de Santé, abonde dans son sens. Lui " qui n’était au courant de rien… provenait d’un milieu provincial pas politisé… a rencontré la violence à un point que je n’aurais jamais imaginé ". Cela a d’autant plus été pour lui une " véritable onde de choc " que " tout le monde participait, du plus petit au plus haut ".Quant à Brigitte Lainé, conservateur aux Archives de Paris, elle n’a pas hésité à faire une entorse à son devoir de réserve " Étonnée qu’il y ait encore une censure 38 ans après et révoltée que M. Einaudi n’ait pas accès aux archives ", alors que d’autres ont pu obtenir des dérogations, elle fait part de son travail de recherche dans les archives judiciaires couvrant la période septembre-novembre 1961. 103 dossiers d’instruction concernant 130 personnes ont été ouverts… et refermés : non-lieux ou action publique éteinte par application de la loi d’amnistie. " Dès le mois de septembre, il y a une constante dans la mise en scène de la mort : une majorité de noyés, retrouvés dans la Seine ou les canaux parisiens, les mains liées ou avec des traces de strangulation ou de balles ".

Un crime contre l’humanité

Le dernier jour d’audience, 12 février, est consacré aux plaidoiries. Me Varaut, pour Papon, s’attache dans son exorde à vanter la liberté d’expression, " chien de garde de la démocratie " mais qui ne peut être garantie que si la sûreté et l’ordre public sont assurés. C’était la mission de Papon selon le mot d’ordre de De Gaulle : " Tenir Paris ". Pour lui " nous étions en guerre " et parle d’un " couvre-feu de la peur ". En voulant défiler sur les Champs-Élysées alors qu’il en allait de " notre honneur national ", c’est " le FLN qui porte la responsabilité des événements sanglants de ce soir-là ", citation qu’il extrait avec un malin plaisir du Monde daté du 19 octobre. Il prétend qu’Einaudi " est le seul à affirmer ce qu’il affirme… Non. Avec le GPRA et le FLN. Sa source essentielle, ce sont les archives du FLN ".

Seuls les témoignages de Grange et Simonet – un prêtre et un ancien séminariste – trouvent grâce à ses yeux. Ne pouvant plaider l’implaidable – la version officielle des 3 morts – il lâche du lest en reconnaissant qu’il y a certes eu " des violences odieuses, inadmissibles " mais provenant d’" éléments isolés " : il s’agit d’" une violence spontanée, pas organisée ". Quoiqu’il en soit " personne n’a jamais mis en cause Maurice Papon. Ce qui s’est passé ce soir-là n’a eu lieu ni avec son ordre, ni avec son consentement, ni avec sa connaissance." Il poursuit : " Il n’appartient pas au tribunal de dire l’histoire mais de dire le droit… Les archives sont muettes sur la vraie cause des morts.. Aucun témoin ne dit avoir agi sous les ordres de Maurice Papon. La diffamation est caractérisée. " Dernier atout, un extrait d’une lettre adressée par De Gaulle a Pompidou en 1966 : " Au poste de préfet de police, Maurice Papon n’a jamais cessé d’être à la hauteur dans les circonstances les plis diverses et les plus difficiles. "…

Le réquisitoire du procureur va constituer le temps fort de ce procès. D’entrée, il salue " le travail sérieux de M. Einaudi " et affirme que " les témoignages [qu’il produit] ne peuvent être réfutés ". Pour lui, octobre 61 est une injustice majeure ". Décortiquant le droit de la diffamation, il détaille les quatre conditions de la bonne foi. Seule l’arrête " la prudence et la mesure dans l’expression " car " les sources étant partielles – mais non pas partiales –, M. Einaudi pouvait mettre en cause l’action du préfet de police mais en employant la locution " sous la responsabilité " et non " sous les ordres ". " La diffamation est donc constituée, mais il ne requiert qu’une peine de principe, et surtout il reconnaît que le terme " massacre " pouvait être employé, d’autant " qu’il y a eu des violences à froid ".

Me Nairat, pour le prévenu, va bien sûr enfoncer le clou du " massacre " tout en s’attachant à démontrer que c’est bien Papon le responsable, même s’il n’y a pas d’ordre actif. " Un préfet, c’est un chef. […] S’il tempête on se fait tout petit. S’il couvre les excès, tous les débordements sont possibles ", et conclue " Il y a bien eu massacre, et sous vos ordres, Monsieur Papon. "

S’exprimant en dernier, J-L Einaudi revendique sa qualité de " citoyen et militant : il faut l’être quand tout le monde cherche à occulter la vérité ". Après s’être félicité que " pour la première fois une autorité a reconnu qu’un massacre avait eu lieu le 17 octobre 1961 ", il a conclu par ces mots : " Ce massacre avait un caractère raciste car les Algériens ont été victimes de leur apparence physique, de leur faciès. Quant à moi j’appelle cela un crime contre l’humanité. " Ce procès aura eu un effet boomerang pour Papon et fourni l’occasion d’un premier débat public sur la répression de la manifestation du 17 octobre 1961. Quelle que soit la décision que rendra le tribunal le 26 mars, il s’agit déjà pour J-L Einaudi d’une victoire historique et civique. Il y a bien eu ce soir-là un massacre d’État, massacre occulté au nom de la raison d’État.

Jean-Jacques Gandini