Contrairement aux apparences, les puissances européennes
et américaines ne se soucient que moindrement du peuple
kosovar. La preuve en est quils se désintéressent
totalement, ou presque, de la situation dautres
peuples qui, dans le monde, subissent des atteintes
liberticides ou des oppressions terribles : Afghans
sous la botte des Talibans, Timorais encerclés par
larmée indonésienne, paysans et indiens du Chiapas
victimes du joug mexicain, ou tant dautres encore.
Milosevic nest pas plus despotique quun
dirigeant chinois ou russe, quun Pinochet amnistié
ou quun Kabila accueilli en grandes pompes. Et
comme tant dautres, Milosevic a été élu, grâce
au contrôle des médias et à lutilisation dune
police vigilante.
Déjà, les dirigeants répondent que ce nest pas une raison, et que là, au moins, on ne peut pas leur reprocher de ne rien faire. Leur argumentation fait dautant plus mouche que bien rares sont ceux, pas nous en tout cas, qui éprouvent de la sympathie pour le régime serbe. Et ils ajoutent : regardez la Bosnie, on nous a reproché notre passivité, nous avons compris la leçon, nous ne recommencerons pas, et donc nous agissons !
Nous payons là les fruits dune passivité et dun aveuglement qui remontent à quelques années. Dans ces mêmes colonnes, j'écrivais que tout le discours interventionniste en faveur des Bosniaques, qui agité par des intellectuels ayant prétendument trouvé leur nouveau Madrid 1936, qui partagé par quelques hommes politiques dautant plus va-t-en guerre que cela ne leur coûtait pas grand-chose, qui relayé par des médias complaisants, bref que toute cette propagande pseudo-humanitaire nallait absolument pas servir aux Bosniaques, quil ny aurait pas, de toutes façons, dintervention militaire massive en Bosnie mais que, au contraire, cela préparait dautres interventions en les légitimant par avance.Jajoutais aussi que, malgré les apparences encore, la question du Kosovo était différente de celle de la Bosnie et que, en tout cas, elle ne pouvait être que traitée dune autre manière par les États.
En effet, la tragédie bosniaque sest déroulée à lintérieur dun territoire et dun État sans remise en cause de frontières internationalement reconnues. Bosniaques, Croates, Serbes, citadins et paysans, chrétiens et musulmans pouvaient donc s'étriper à qui mieux mieux : tant que cela restait à lintérieur dun pré carré, les grandes puissances ninterviendraient pas. Pire, elles sen sont réjoui car le démantèlement de la Yougoslavie, malgré tout héritière dune certaine conception fédéraliste et autogestionnaire, idéale sur le papier mais inapplicable pour cause de totalitarisme marxo-titiste, a favorisé leurs intérêts respectifs. La prospère Slovénie a vite été arrachée pour grossir lEurope blanche et bourgeoise, lAllemagne a récupéré avec une joie à peine déguisée sa sphère dinfluence dans la fameuse Mitteleuropa, la France a ramé pour garder son vieil allié Serbe et ses connections russes, le Vatican a béni le retour dune Croatie chrétienne et ultra-conservatrice dans son giron non moins conservateur et toujours anticommuniste, quelle que soit la couleur autoritaire ou libertaire du communisme en question.
Tout le monde a pu lancer des investissements dans un marché démantelé, socialement corvéable et économiquement prometteur, tout en vendant quelques armes et en signant des contrats pour la reconstruction des destructions.François Hollande, premier secrétaire du P.S., peut bien verser toutes les larmes de crocodiles quil voudra pour nous faire croire quil regrette le bon temps de la grande Yougoslavie unitaire, fédérale et paisible, sans quoi tout cela ne serait pas arriver, il oublie soigneusement la responsabilité de son propre parti. C'était au temps où son chef Mitterrand et son ami du Quai dOrsay, lauguste Roland Dumas, ne jouaient pas de leur influence pour contrer la décadence yougoslave.
Bref, quand le processus dimplosion de la Yougoslavie a commencé, les dirigeants européens nont pas bronché. Au contraire, ils ont salué le nouvel échec du (prétendu) communisme, ils ont accéléré le processus de démantèlement yougoslave en reconnaissant pronto subito toutes les indépendances qui pouvaient se présenter. Toutes, sauf une : lindépendance kosovar.
Ce refus est aisément explicable. Dune part la revendication kosovar se situe à lintérieur de l'État serbe, ce qui le remet en cause, contrairement à l'État bosniaque déjà membre de la fédération yougoslave et dont les limites n'étaient pas en jeu. Dautre part le Kosovo était déjà susceptible de devenir une terre irrédente, cest-à-dire réclamée par un pays voisin qui la considère comme faisant partie de sa nation, lAlbanie en loccurrence. Lirrédentisme entraîne fatalement une remise en cause des frontières internationalement reconnues.
Tant que lAlbanie subissait le joug du marxiste-maoïste Enver Hodja, les Kosovars pouvaient voir leurs droits élémentaires bafouer ou et leurs terres accaparées par l'État serbe, peu sen souciaient. Mais le renversement du régime d'Hodja et lapparition de régimes albanais aussi fantasques que prétendument libéraux, incontrôlables et déstabilisants, a modifié la situation. En outre, la révolte kosovar est passée de la résistance non-violente, prônée par le leader gandhien Ibrahim Rugova, à la lutte armée emmenée par lUCK. Ces deux évolutions ont rendu plausibles des idées de Grande Albanie et donc de redécoupage des frontières, non seulement vis-à-vis de la Serbie mais aussi de la Macédoine et même de la Grèce où vivent en bordure dimportantes minorités albanaises.
Or sil y a bien un consensus qui existe depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et plus précisément depuis les accords de Yalta, cest bien lintangibilité des frontières tracées par les États, leurs vassaux et leurs colons. Cest dailleurs lun des rares points où les actuels États membres de lOrganisation de lUnité Africaine soient tous daccord ! Et pourtant quelle héritage catastrophique sur le continent noir que le tracé de ces frontières. Quelles que furent les apparences de leur antagonisme, les deux grands États-Unis et Union Soviétique nont pas varié sur cette intangibilité, et même leurs fronts chauds nont pas dérogé à cet accord (Cuba, Corée, Vietnam). Tout débordement, tout passage de la frontière même, comme base de retrait ou comme sanctuaire, ont dailleurs conduit à des catastrophes dont les conséquences n'étaient pas forcément voulues par les grandes puissances, comme au Cambodge par exemple. Tel fut lordre de Yalta, tel est encore lordre de " Super-Yalta " depuis la chute du Mur de Berlin.
Les puissances occidentales doivent donc intervenir militairement au Kosovo, non pas pour permettre la paix mais pour maintenir lordre international. Elle veulent briser dans l'uf toute velléité de contestation de celui-ci dans dautres parties du monde, au Caucase, au Kurdistan, en Afrique orientale (Rwanda-Burundi-Zaïre), dans la Corne dAfrique (Soudan-Ethiopie-Somalie), bref partout où les guérillas remettraient en cause les fameuses frontières.Les frappes aériennes sadressent autant aux pan-Albanais et à tous leurs imitateurs éventuels quau régime serbe lui-même. Ils ne concernent le régime serbe que pour forcer celui-ci à éradiquer la revendication pan-albanaise de la meilleure façon qui soit : en reconnaissant enfin un peu dautonomie mais pas plus ! aux Kosovars. Les leaders kosovars lavaient compris, ils avaient finalement signé laccord dit de paix. Milosevic qui a joué le matamore face à son opinion intérieure sest fait tirer loreille.
Bien sûr, il sagit aussi dune nouvelle démonstration de force de la part de l'État américain, par exemple à lencontre de lIrak, de la Lybie ou de la Corée du Nord, de la Chine pourquoi pas. Mais il est non moins clair quil nen avait pas vraiment besoin tant le rapport de force économique et géopolitique tourne en sa faveur depuis quelques années, indice Dow Jones à lappui.
Nous faire pleurer en comparant le Kosovo à la Bosnie est donc au mieux une vision irréfléchie, au pire une escroquerie visant à nous duper. Au-delà de la tragique situation des Kosovars, pour lesquels les États occidentaux pourraient par exemple sengager à ouvrir leurs propres frontières en cas de réfugiés et là nous verrions la consistance de leur prétention humanitaire lengagement militaire occidental au Kosovo est lourd de conséquences. Non pas en risque de déflagration mondiale, avec des Russes sautant sur loccasion pour contre-attaquer. Sauf erreur, ce scénario nest pas plausible, la situation de l'État russe est trop catastrophique pour une telle opération qui, à des temps plus glorieux, a coûté cher dans un Afghanistan pourtant moins coriace a priori.
Dailleurs, les États occidentaux nont pas manqué de prendre en compte ce paramètre et sils lont encouru c'était parce quils savaient quil ny a pas de danger. Non pas, de la même façon, en risque de propagation, avec dautres puissances se jetant dans linterventionnisme militaire : pourquoi pas un régime Serbe se portant au secours dindépendantistes corse au cas où la revendication autonomiste dégénérerait en conflit armé ? Au Pays basque, en Irlande, en Catalogne ou ailleurs ? Mais là encore, cette hypothèse nest guère plausible car les rapports de force ne vont pas dans ce sens-là. Même un Khadafi ou un Saddam Hussein hésiteraient à deux fois avant de tenter un coup pareil.
Par contre, lopération militaire prouve que le nouveau pré carré européen doit être absolument inattaquable, et que l'État américain est daccord là-dessus. Ordre de la démocratie blindée à lintérieur du périmètre de Schengen, mise au pas en bordure ! Lopération militaire confirme aussi, après les " soldats de la paix " (sic) et autres Restore Hope, que les États sont prêts à tout, y compris à marcher sur leur propre parlement, y compris en snobant lO.N.U., pour faire la guerre. Ils avouent bien les limites de leur souci démocratique. Les palinodies cherchant à nous faire croire que la décision dentrer en guerre a bien été prise démocratiquement seraient risibles si la situation n'était pas aussi triste.
Pour autant, réclamer une démocratisation de lentrée en guerre ne changerait strictement rien on en a vu des parlements voter des crédits de guerre et lancer les troupes, il ny a pas si longtemps en France c'était pour lAlgérie car cela ne toucherait pas le fond de la logique capitaliste et étatique.
Lutter contre la guerre, cest lutter contre cette logique. Cest aussi lutter contre loppression des Kosovars par l'État serbe et contre loppression des Serbes par ce même État serbe, ou par un autre État dailleurs.
Et lutter contre la guerre, on peut le faire ici même, pas besoin de se rendre à Pristina.