Cétait en mai, au douzième étage dun immeuble
réquisitionné. Une poignée de gens de bonne volonté,
conglomérat dénergies cristallisées lors du mouvement
des chômeurs, uvraient depuis plusieurs mois
pour la création dune télévision daccès
public. Pour une fois, il y avait de la poésie dans
des statuts dassociation : élargir le champ imaginaire
et créatif, promouvoir laccès public, lémergence
de nouveaux modes médias
Les propositions fusaient,
parfois loufoques, parfois géniales. Effervescence,
effervescence
Il y avait des anciens d"
Antenne un ", comme Kiki Picasso, des pionniers
de linteractivité, comme Vandenborght, des militants
du mouvement social, les alternatifs, les undergrounds,
que jai chroniqués dans " la télé de quatsous
", des indépendants, comme moi, qui me demandait,
si je devais mengager, et bien sûr, ceux du mythique
Canal déchaîné, collectif de critique des médias fondé
au moment de la guerre du Golfe, que jai rencontrés
lorsquils filmaient à lOdéon occupé par
les intermittents du spectacle. Lun des fondateurs
historiques. Christian, lance : " mais quest
ce quon attend ? Construire un émetteur ce nest
pas si cher et je sais qui peut le faire. " Celui
qui pouvait le faire, cétait Alain Quicampoix,
lhomme qui avait câblé son HLM en 1983. Aussitôt
dit aussitôt fait, Christian et Jacques Elie avancent
la somme, et nous voilà partis.
Le 25 mai, OSF lance sa première émission : les gens viennent ! Une vague denthousiasme nous submerge presque. Quelle soif de parole, quel besoin dexpression ! Grâce au net, aux expériences interactives, une réelle recherche expérimentale se crée. Le CSA porte plainte, puis accorde une autorisation dun mois. Coup darrêt, mais en septembre, il accorde 6 mois. Linterruption fut loin de faire lunanimité. Il est vrai que le mois doctobre avait un petit goût de rentrée saumâtre, et OSF a eu un peu de mal à se dégager dune certaine rigidification, à éviter lécueil qui guette souvent les médias dits libres : reproduire la télé quon critique, en moins bien, faute de moyens. Mais, conjugué à la " dictature de la liberté ", le strict respect de laccès public (aucune censure) permet à OSF de reprendre rapidement du poil de la créativité : les propositions démissions affluent de nouveau et performances visuelles, nuits de rap, nuits techno, cinéma indépendant, émissions sociales et politiques sentrelacent. En un an, OSF a émis près de mille heures, réuni près de 80 bénévoles ; oui, des bénévoles, parce que de largent, il ny en a guère. Le ministère de la culture a accordé une subvention de 125 000 F. Pas de quoi payer les gens, pas de quoi même les défrayer tous. Une télévision, ce nest pas comme une radio, ça coûte plus cher et ça prend plus de temps. Bref, ils nous laissent crever. Le couperet tombe jeudi dernier, pas de nouvelle autorisation ! Quelques jours avant lexpiration, notre matériel, récupéré, prêté, est volé. Les fils du téléphone, cachés dans un placard, à un autre étage, sont arrachés ! Lémetteur, dans un autre placard, à un autre étage, endommagé ! Le courant électrique est sujet à des fluctuations curieuses : Gilles, un des fondateurs dOSF, a été projeté de plusieurs mètres On me dit coïncidences, moi les coïncidences jy crois quand je fais des films surréalistes, là, jappelle cela du sabotage. Alors ce soir là, au Chich kebab du coin, latmosphère ce nétait pas la joie. Il y avait Christian Bourdin. Cest lauteur dune uvre que je ne peux définir, car elle éclate les formes connues. Tissée avec une caméra, disons stylo, cest une chronique poétique, politique, qui capte aussi bien le quotidien social, que ces instants de surréalisme surgissant dans Paris, le populaire et la vie de quartier. Critique des médias, cette uvre vivante, dont la démarche nest pas sans évoquer Vertov, est constamment réécrite, mixée au fil de lévénement, entrelaçant imaginaire, rêve, humour, et Umour, mises en situation, performances et réflexion politique. Poétique de linstantané, elle était mixée en direct sur OSF aussi.
Voici quelques propos de tables glanés, à bâtons rompus, un soir où on nétait pas gais " Il y a une volonté que cela nexiste pas, volonté de lÉtat. Mais est ce quil y a en France de véritables forces pour défendre un média indépendant ? Les positions sur laccès public ne sont pas déterminées. Il ny a pas de volonté politique. Il y a un sentiment très anti-média à gauche et à lextrême gauche, une véritable diabolisation. Historiquement, ça sest passé à San Francisco. En fait, le 1er accès public, cest en 69 à New York. Cétait vraiment expérimental et vidéo art. Cétait un accès public artistique. En 1983, ça rebondit. Les câblo-opérateurs étaient en passe de se trouver en abus de position dominante, ils ont négocié avec les mouvements sociaux, le mouvement gay et lesbien, ils ont équipé les studios, dépensé des sommes folles. Ils ont ouvert des canaux daccès libres sur la base américaine : premier arrivé premier servi. Mais ça cest une culture américaine. En France, il ny a pas eu de conjonction car le câble a pris du retard.
Quant au hertzien, il y a eu " Antenne un " en 83. Ce sont des militants du même bord quaux États-Unis de la même mouvance que les radios libres, mais ça na jamais trouvé de relais politique. " Mon point de vue, cétait plus multimédia quaccès public télé. Je me plaçais à un niveau dengagement créatif et politique multimédia, internet, radio, télé. Je souhaitais quon monte des maisons de la cyberculture, comme Malraux avait monté des maisons de la culture. Je voyais le retard quon avait sur les autres pays, et je me disais cest la dernière chance, contacter des gens qui soient à la fois bricoleurs, pointus, artistes, et faire le raccord avec le mouvement social, parce quon était engagés dedans effectivement. Ça aurait pu se faire en 1995, il y avait tout pour le faire. On émettait de la Maison des Ensembles, il y avait un élan. Mais le mouvement social na pas compris. Ils voulaient alerter les médias classiques et ils ne se souciaient pas de voir une télévision qui fasse autre chose. À Hourtin, jai posé la question des maisons de la cyberculture au ministre. Elle ma répondu : on fera ça avec des maisons de jeunes. Ce quils veulent, cest quelque chose comme SOS racisme avec un peu de nouvelles technologies, internet, les réseaux de gauche rose classiques. et que ça se calme dans les banlieues. Ceci dit jai été surpris ici par les nuits rap. Plus personne ne pouvait faire de concerts rap à Paris. Les rappeurs sont venus des nuits entières à OSF, ils se donnaient à fond, rien na disparu. Et par rapport à laccès public, il faut bien considérer tout de même quil y a une énorme demande : je lai vu à Aligre, dans des bars populaires, comme on dit, quand on y mettait la télé et lémetteur il ny avait aucun problème.
Il y a une demande parisienne populaire authentique. " Bocal " a bien capté cela. Je ne comprends pas que le CSA leur ait refusé lautorisation car cétait leur première demande. Dailleurs daprès notre avocat, rien dans la loi ne stipule quon ne peut renouveler une autorisation temporaire. Je pense quil a raison, mais il y a quand même un arrêt du conseil constitutionnel un peu jésuite qui dit en substance : sil y a plusieurs autorisations temporaires, ce nest plus temporaire, donc cest anticonstitutionnel.
Mais il y a larticle 11 de la Convention européenne des droits de lHomme : une autorité administrative ne peut limiter la liberté dexpression. En cour de justice européenne cest gagné. Mais combien de temps et combien de sous on aura perdu dici là ?
Dernière minute : lémetteur est réparé bien quil émette désormais en noir et blanc. OSF reprend ses émissions avec du matériel prêté quon replie tous les soirs.