Référendum sur la « concorde
nationale » le 16 septembre
L’impossible fin de guerre en Algérie
La guerre civile qui ravage l’Algérie
depuis l’annulation des élections de 1991, à la suite de
la victoire écrasante des islamistes du FIS, n’est pas finie : elle
s’installe au contraire dans la longue durée. Le référendum
sur la « concorde nationale » du 16 septembre n’est qu’un paravent
du pouvoir militaro-politique, destiné à faire croire aux
opinions publiques occidentales qu’il a remporté la victoire sur
l’islamisme et qu’un « processus démocratique » est
en marche.
Tétanisé par sa peur de
l’islam, et ayant lourdement investit depuis 1994 dans le régime
algérien (l’ensemble des aides par l’intermédiaire du FMI,
de la banque mondiale, du G7 et de l’Union européenne est évaluée
à 40 milliards de francs, sans compter les achats massifs d’hydrocarbures),
l’occident est tout prêt à accepter cette fable et à
fermer les yeux sur la violence quotidienne qui va continuer, simple bruit
de fond en arrière-plan de la mélodie capitaliste.
L’armée algérienne tire les
ficelles
De fait, le pouvoir des militaires dont l’assise
avait été menacée en1992, a rétabli la situation
à son profit mais sans réèl moyen (probablement même
sans réelle volonté) de l’emporter totalement et d’établir
une paix démocratique, fut-elle bourgeoise et capitaliste. Peu importe
en fait : le pétrole et le gaz vont continuer de traverser la Méditerranée,
les médias vont oublier l’Algérie comme ils ont oublié
l’Irak ou l’Afghanistan, et les spécialistes vont classer ce pays
dans la catégorie « conflit de basse intensité »,
c’est-à-dire soumis à une violence quotidienne, structurant
les rapports sociaux, mais que l’on évite de nommer vraiment. Depuis
l’indépendance, et même un peu avant, c’est l’armée
qui tient le pouvoir. On peut même dater avec précision la
prise de contrôle des militaires sur les politiques par l’étranglement
au Maroc en 1957 d’Abbane Ramdane, véritable tête pensante
du FLN, qui a payé de sa vie la volonté d’imposer «
la primauté du politique sur le militaire ». Son assassinat
par des hommes du service de renseignement de la révolution algérienne
symbolise la prise du pouvoir effectif par les « seigneurs de la
guerre »
On en est toujours là aujourd’hui.
En 1962, c’est grâce aux chars de l’ALN (Armée de Libération
Nationale) et contre les moudjahidin que Ben Bella est porté au
pouvoir. Trois ans plus tard, le 19 juin 1965, c’est cette même armée
qui l’évince au profit du colonel Boumédiene. Supprimant
le poste de chef d’état-major, Boumédiene assure lui-même
celui de ministre de la Défense, consacrant la confusion entre chef
de l’armée et du pays. Ses successeurs ne changeront rien d’important
à ce modèle : l’Algérie a donc connu en 37 ans d’indépendance,
33 ans de pouvoir militaire total. Mais au-delà de ce constat, il
est difficile de comprendre les mécanismes de décision, tant
l’opacité du régime et sa volonté de sauvegarder les
apparences sont fortes. On peut s’accorder sur le fait que le vrai pouvoir
est d’essence militaire, tenu par une poignée de hauts-gradés
des services de renseignement et de l’armée. Pendant 30 ans ils
ont tiré les ficelles du parti unique, le FLN, avant que celui-ci
ne joue les fusibles lors des émeutes de 1988 puis face à
la vague islamiste ; ils tirent maintenant celles du multipartisme. Qu’un
gouvernant civil veuille s’écarter de la ligne tracée et
il est remplacé (Mouloud Hamrouche en 1991) ou mieux, assassiné,
comme Mohamed Boudiaf en 1992. La lutte pour le partage de l’immense rente
du pétrole et du gaz est la motivation principale des militaires.
Derrière l’ancienne rhétorique nationaliste et maintenant
le credo moderniste à usage externe, les préoccupations sont
d’ordre purement matériel.
Pendant la guerre, les affaires continuent
Les clans qui dominent l’armée sont
avant tout des groupes d’intérêts. Les conflits, qui se gèrent
souvent par civils interposés, sont des luttes d’influence liées
aux partages des flux financiers. Une seule limite existe, mais c’est une
absolue ligne rouge qu’aucun ne transgresse : ne jamais remettre en cause
les conditions de la survie du régime. Le résultat est d’une
rare efficacité sur la durée. Même dans le monde de
la corruption généralisée, il y a peu de pays dont
les richesses aient été si systématiquement pillées.
Les généraux contrôlent le marché des hydrocarbures
mais aussi investissent dans tous les secteurs stratégiques et se
partagent les différentes activités commerciales de grande
ampleur. La loi du silence règne. Les officiers de grade inférieur
participent au système à des degrés moindres. L ‘armée
algérienne est ainsi une mafia au sens premier du terme, qui compte
140 généraux (contre une vingtaine il y a 10 ans), hors du
droit commun, se déplaçant uniquement en limousine blindée,
vivant dans des résidences séparées. Ce monde parallèle
n’a qu’une politique : durer, quel qu’en soit le prix. Dans cette logique,
la victoire sur les islamistes n’est pas souhaitable. L’armée cherche
avant tout à stabiliser la situation à un niveau de violence
qui justifie son action et dont elle a suffisament le contrôle pour
que les affaires prospèrent.
L’effort de guerre effectif de l’Etat témoigne
de cette logique. Seuls 120 000 hommes sont sous les drapeaux pour une
population de 30 millions d’habitants et l’armée algérienne,
pourtant fort riche, n’a pas investit notablement dans du matériel
adapté à la guerre civile. La géographie des implantations
militaires montre la vrai logique de guerre : protéger l’Algérie
« utile ». Celle-ci se limite à la capitale, finalement
assez peu touchée à l’exception d’attentats spectaculaires,
aux grandes villes et aux zones pétrolières. Pendant la guerre,
l’Algérie a réussi à doubler sa production de gaz,
et les zones pétrolières ont été totalement
préservées. Il y a bien des massacres contre les populations
mais jamais d’attentat contre les intérêts économiques
soigneusement protégés. Mais cela ne suffit pas aux militaires
qui cultivent avec un soin maniaque l’image de marque internationale de
l’Algérie. Ils font tout pour préserver les apparences et
se veulent très légalistes, comme le montre les élections
totalement truquées qui se déroulent périodiquement,
ainsi qu’aujourd’hui le fameux référendum sur la réconciliation
nationale. L’occident ne demande pas plus que ces faux semblants pour laisser
les affaires, grandes et petites, prospérer à l’ombre de
la prétendue lutte du régime contre l’obscurantisme islamiste.
L’Algérie officielle a longtemps été un centre de
la diplomatie secrète en servant d’intermédiaire dans des
affaires de terrorisme et d’enlèvement d’occidentaux ; elle endosse
aujourd’hui le rôle de rempart contre l’intégrisme.
L’islamisme : FIS ou GIA ?
À court terme, le pouvoir d’Etat algérien
a su s’assurer la maîtrise de la situation. L’islamisme ne constitue
plus une option de remplacement crédible, ni dans sa version «
modérée » et bourgeoise, le FIS et l’AIS, ni dans sa
version radicale, le GIA. Les analyses qui visent à imputer à
l’armée algérienne la totalité des tueries et n’admettent
que du bout des lèvres l’existence du GIA (en en faisant un simple
groupuscule manipulé par les services spéciaux du pouvoir)
ne sont qu’affabulation. La naissance du GIA sur les décombres du
FIS dissout en 1991 relève de deux logiques: D’abord elle est le
témoignage d’une sensibilité islamiste radicale, qui s’autonomise
et pousse à son maximum les dissensions qui existent au sein de
la mouvance islamiste mondiale depuis les années 1980. D’autre part
elle met en évidence la rupture entre groupes sociaux différents
qu’avait réussit à fédérer le FIS pendant un
temps : bourgeoisie pieuse, intelligentsia islamiste, jeunesse déshéritée.
Là où le FIS s’était efforcé de mettre en œuvre
une stratégie de rassemblement autour de l’idée de l’Etat
islamiste fondé sur le chari’a, le GIA a rapidement construit son
action à l’inverse, dans la perspective d’une exacerbation des contradictions
de la société. Exclusion doctrinale et fragmentation sociale
ont conduit logiquement vers 1995 le GIA a concentrer ses actions contre
ses rivaux de la mouvance islamiste. Dans cette période, qui correspond
aux émirats de Djamel Zitouni et d’Antar Zouabri, le GIA est suspecté
d’avoir été infiltré par les services spéciaux
algériens. Même dans ce cas cela ne peut être qu’une
accélération d’un processus déjà en œuvre et
qui éloigne durablement les islamistes du pouvoir. À la différence
des militaires, ceux-ci n’ont pas su éviter que leurs divisions
internes ne dégénèrent en affrontement fratricide.
L’impossible victoire
La guerre civile a atteint un niveau d’horreur
et de complexité qui l’empêche de cesser dans un futur proche,
malgré la lassitude et le rejet de la majorité de la population.
De nombreux éléments font penser que tout est même
réuni pour qu’elle se prolonge sur la longue durée. D’abord,
elle est source de richesse et de prestige pour ses acteurs en dépit
des drames humains. Les bénéfices considérables que
procure la guerre expliquent le refus d’un règlement politique par
les protagonistes. Ensuite, aucun des adversaires, à l’exception
de l’AIS, ne s’estime vaincu, et n’est prêt à subir les représailles
de la défaite. Mais surtout La guerre, explique avec talent Luis
Martinez, s’apparente de plus en plus à un style de vie qui ne cesse
de renforcer la suprématie des guerriers. Ceux-ci, écrit-il,
« se caractérisent par une multitude de look qui ont émergé
au cours du conflit : ils structurent les représentations des protagonistes
et les identifient. Du côté des islamistes, le style tenue
afghane et barbe abondante, caractérise les maquisards du GIA, alors
que ceux de l’AIS revêtent les habits du guérilleros de type
cubain : tenue militaire délavée avec casquette et barbe.
La même diversité existe parmi les forces de sécurité
et au choix classique entre gendarme ou soldat s’ajoute celui entre ninja
en tenue noire et cagoulé et policier avec lunette noire, jean et
baskets. » Loin de l’aspect anecdotique, ces descriptions nous montrent
un imaginaire commun de la guerre qui a pénétré en
profondeur la société algérienne et qui, pour les
jeunes, fait de la violence l’instrument principal de la promotion sociale.
Les recompositions politiques en cours, le référendum censé
marquer la fin de la guerre elle même, correspondent plus à
un processus de consolidation du pouvoir que de réconciliation.
En fait, la généralisation du métier des armes, dans
un camp comme dans l’autre, enfonce l’Algérie dans une logique déjà
largement répandue au Sud de l’Afrique, celle de la privatisation
de la violence.
Franck Gombaud. groupe Sabaté
(Rennes)