La rentrée littéraire
s’annonce, mais je ne pouvais pas laisser passer à la trappe deux
romans, car tous deux portent un regard sur la société dans
laquelle nous vivons. Entre hier et aujourd’hui une maladie est apparue
qui remet en cause notre attitude, notre comportement face à la
maladie, face au sexe. Deux jeunes auteurs traduisent à leur façon
cette nouvelle donne par des chemins complètement opposés.
Dans son premier roman, « Tilt »,
Patrick Gourvennec nous parle de l’imbrication de la vie et de la mort,
s’appuie sur la maladie pour nous montrer la morbidité de notre
âme, la vanité de la morale et de ces moralisateurs en mal
de fin du monde pour qui la rédemption serait de mise. D’où
le parallèle que je fais, même s’il y a là une certaine
prétention, avec « La Montagne magique » de Thomas Mann.
Dans ces deux romans, nous sommes renvoyés
à l’attraction-répulsion que nous avons envers la maladie,
à la façon que nous avons de la cloisonner pour mieux l’ignorer,
aux modifications de comportement qu’elle implique face à ceux qui
l’ont et face aux autres. La maladie provoque un changement des valeurs,
et c’est ce qui fait dire à Tomas Mann, par le biais d’un personnage
de « La Montagne magique » cette phrase : « il me semble
qu’il est plus moral de se perdre et même de se laisser dépérir
que de se conserver. » C’est dans ce creuset qu’une identité
peut se construire, se révéler, s’affirmer avec et envers
la maladie pour Être ; nous sommes là au cœur de la problématique
posée par Patrick Gourvennec dans son premier roman, « Tilt
». Mais le parallèle s’arrête là, car la maladie
dont nous parle Patrick Gourvennec n’est autre que le sida, maladie qui
met en cause la sexualité, et pour mieux en révéler
la perfidie, il la met en scène dans un sauna, lieu d’affirmation
du corps par sa plastique, par ses odeurs faites de sueur et de sperme.
C’est dans cet univers où l’on vient se ressourcer (un peu comme
si l’on y venait en cure), que le narrateur, Yann, nous fait entrer, nous
fait rencontrer des hommes séropositifs qui s’adonnent au danger,
à ce qui est nuisible, à ce qui les consume, un microcosme
où chercher à se conserver relève de la traîtrise,
où l’érotisme est roi parce qu’il est lié à
la mort. N’en déplaise à ceux qui les considèrent
comme des parias, ces hommes confrontés à une double exclusion,
l’homosexualité et la séropositivité, pour qui la
raison n’est plus de mise, ont une sexualité, un sexe.
L’autre chemin est celui qui est développé
par Tanguy Viel, dans son dernier roman Cinéma. Le sexe est devenu
dangereux, il est alors un organe mental animé par l’idéal.
Villiers de L’Isle-Adam, à la fin du XIXe siècle, s’était
déjà engagé dans cette voie, dans son roman «
L’Eve future », puisqu’il mettait en scène une androïde,
une femme transformée en une anticipation d’ordinateur, à
la fois souveraine machine à visions et machine à écrire,
une femme-mémoire.
« Avec l’Eve future, vous pourrez
évoquer la présence radieuse de votre seul amour, sans redouter,
cette fois, qu’elle démente votre songe. Ses paroles ne décevront
jamais votre espérance ! Elles seront toujours aussi sublimes… que
votre inspiration saura les susciter. »
Cette Eve future de Villiers de L’Isle-Adam,
ne serait-elle pas devenue, pour Tanguy Viel, la télévision
doublée du magnétoscope ?
Le terrain est scabreux pour établir
le parallèle entre ces deux romans que je qualifierais de comportementaux,
et pourtant… Dans les deux cas, nous avons affaire à des héros
qui construisent la réalité en fonction de l’image mais aussi
de la bande-son, pour parler en des termes contemporains.
Avec un souci maladif de la perfection,
ils dégustent ce que d’autres ont conçu pour eux, le détournent,
pour construire un univers complètement asexué, où
le physique n’a plus sa place.
Ils nous font entrer dans une des formes
du Cinéma qui n’est pas celui des salles obscures où chacun
peut se retrouver, Être avec l’Autre, mais dans l’univers du chez
Soi où l’homme contemporain dont nous parle Tanguy Viel, célibataire
et solitaire, se terre pour vivre sa vie et sa sexualité par procuration
en insérant des cassettes vidéo dans son magnétoscope,
ce qui lui donne l’impression d’Être puisqu’il choisit ce qu’il voit
; un univers où le sexe est aseptisé.
Dans ce roman à une seule voix,
le narrateur nous plonge dans une sorte de journal à la respiration
saccadée, rythmée par un film « Le Limier » dont
il a vécu le scénario avec la perversité qu’il a en
lui, celle qui l’amène à faire du cinéma avec n’importe
quel endroit du réel.
« […] laisser à chacun sa
vie à côté du film, je devrais, mais c’est impossible,
parce que moi-même je n’ai pas de vie à coté du film,
je suis un homme mort sans Sleuth, oui, Sleuth, le titre original du film
en anglais, pour moi ce n’est plus un nom de film, c’est le nom d’un ami,
je dis Sleuth, comme je dirais Andrew. Quelquefois je sors de chez moi
et je m’excuse auprès de Sleuth parce que je le laisse seul, et
je fais très attention où je l’entrepose, loin du froid,
loin de la chaleur, et je le salue quand je rentre. »
Au fil des pages, le narrateur vit une
transformation, en ce sens que le film devient un être de chair.
Nous sommes là au cœur de l’intrigue, au point où le lecteur
ne peut que devenir un membre à part entière de sa lecture,
c’est-à-dire s’interroger sur les rapports intimes que le narrateur
entretient avec le film. La vision cinématographique se superpose
à celle de l’écrit, métaphores d’images mentales médiatisées
via l’écran, pour mieux nous faire comprendre que l’ambiguïté
soulevée dans le film entre Milo et Andrew, n’est autre que celle
du narrateur. Le sexe devient alors « une spéculation mentale
autour de quelques nœuds ».
Dans les deux cas, à ne manquer
sous aucun prétexte !